La sélection des livres de février 2020
LITTÉRATURE FRANCOPHONE
Michel Jullien, Intervalles de Loire, Verdier, février 2020, 128 p., 14 €
Miche Jullien animera un séminaire de littérature, à la Maison du Banquet, un samedi et un dimanche de juin 2020. Consulter l’agenda.
Sur le pont de Nevers, trois bons amis
regardent couler la Loire. Ils vont avoir cinquante ans. (…) Les fleuves et les rivières font appel à l’enfance et, avant le soir, la songerie des trois camarades prend la forme d’une boutade, c’est-à-dire d’un serment : descendre la Loire à la rame, sur une barque plate, idée potache qui les conduira à l’océan.
Ce texte de Michel Jullien nous place dans un esquif de quatre mètres carrés, pour une descente longue de huit cent cinquante kilomètres, chaque nuit à dormir d’île en île. C’est tout sauf un journal de bord ; pas de récit événementiel, une équipée sans hauts faits, rien qui ne concernât les inévitables anicroches et autres coups de théâtre de ce genre de relations (…).
Cette échappée fourmillante d’images s’attache à restituer ce qu’est la perception d’un fleuve parcouru du dedans, à hauteur de paupières. Michel Jullien s’approche au plus près d’une acuité sensuelle et traduit chaque impression physique, auditive et visuelle d’une morne récréation fluviale. Que voit-on depuis une barque, quels paysages, quels défilés, quelles contrées, quelles rencontres, quelles bourgades, toutes choses que l’on conçoit autrement depuis la rive ? Que devient une ville traversée à la rame ? Quels liens rapprochent et désunissent les mouvements du marcheur et celui du rameur, comment tournent les pensées en tirant l’aviron, de quoi parler à bord, comment s’appréhende le décor par le centre du fleuve ?
Comme souvent dans les textes de Michel Jullien, l’humour en est, qui lui permet de toucher au plus juste les perceptions sensorielles. Très vite, à chaque page, à notre tour, nous voici au bastingage, au cœur de la Loire, dans la barque même, maniant les rames, indiquant le chemin à la proue, corrigeant l’avancée depuis le gouvernail, passant des ponts, croisant des hameaux, éprouvant le temps, bâillant aux paysages, tout un projet de l’enfance tenu jusqu’à la mer.
À la littérature, 22 janvier 2020, par Pierre Campion
Fabienne Kanor, Louisiane, Rivages, février 2020, 176 p., 18 €
Un Français d’origine camerounaise
entreprend un voyage en Louisiane pour enquêter sur la mystérieuse disparition, survenue des décennies plus tôt, d’un oncle qu’il n’a jamais connu. Arrivé à La Nouvelle-Orléans, encore en reconstruction, dix ans après le passage de l’ouragan Katrina, il est logé par Denim, une riche femme créole, et noue une amitié avec Zaac, son impétueux homme à tout faire. Depuis les plantations de canne à sucre jusqu’aux bayous les plus reculés, dans cette Louisiane sous tension raciale et abîmée par l’esclavage, le Français se fondra parmi les nombreux personnages aux destins cabossés et aux combats exemplaires rencontrés en chemin, et fera l’expérience de l’amour, de la mort et du pardon.
Fabienne Kanor livre un texte puissant, porté par une prose sensuelle et lumineuse, sur les origines, le poids du passé et les liens qui se tissent entre les hommes.
Fabienne Kanor est réalisatrice de documentaires et professeure de littérature et de cinéma francophones à Penn State University, en Pennsylvanie. Elle a écrit de nombreux romans dont, Humus (Gallimard, 2006) et Faire l’aventure (Lattès, 2014).
« Fabienne Kanor la (l’Amérique) transforme en terre, à la Faulkner, sur laquelle soufflent les braises de l’esclavagisme, de la haine et de l’amour. » Livres Hebdo, 17 janvier 2020
Atiq Rahimi, L’Invité du miroir, P.O.L., février 2020, 192 p., 18 €
Ce récit poétique est inspiré par l’expérience d’Atiq Rahimi au Rwanda sur le tournage de son dernier film Notre Dame du Nil, libre adaptation du roman de Scholastique Mukasonga (Gallimard, 2012). « Me voici, écrit-il, vingt-quatre années plus tard, avec la même rage, les mêmes questions, le même besoin viscéral de reconnaître les désastres de l’Histoire, de les nommer, les filmer ». Atiq Rahimi se laisse imprégner par la culture du Rwanda, sa langue, son histoire, ses légendes et sa tragédie et revient sur le printemps 1994. C’est la guerre civile en Yougoslavie, celle fratricide en Afghanistan, son pays, et l’atrocité du génocide rwandais. C’est le récit d’une triple rencontre, une mystérieuse nageuse dans le lac Kivu, une vieille femme sorcière, et un homme ivre, aux yeux rougis par les larmes. A mesure que le conte se déploie, on pressent l’horreur à venir, le génocide au Rwanda. C’est le poème de la violence décryptée dans les contes du pays. Le miroir, c’est cette terre de douceur qui nous invite à contempler ses blessures. L’invité, c’est lui, le poète qui passe de l’autre côté de l’horreur.
Atiq Rahimi était l’invité de La Machine à lire le 6 février 2020
Atiq Rahimi, un Afghan au Rwanda
Manuela Draeger, Kree, Éditions de L’Olivier, février 2020, 320 p., 19 €
Les mendiants terribles ont pris le pouvoir. Du monde passé, il ne reste plus grand-chose. Il n’y a plus d’électricité, des oiseaux à taille humaine se mêlent aux survivants. Les immeubles tombent en ruine et les rues sont vides.
Accompagnée de sa fidèle chienne Loka et avec l’aide de Myriam Agazaki, mi-sorcière mi-voyante, Kree essaie d’oublier ses existences antérieures et de ne pas sombrer dans un nouveau cauchemar.
Portée par un puissant souffle romanesque, Manuela Draeger poursuit dans ce nouveau roman l’élaboration d’un univers unique en son genre.
Public adulte et adolescent
Manuela Draeger appartient à une communauté d’auteurs imaginaires. Depuis 2002, elle publie régulièrement de petits romans pour adolescents à l’Ecole des loisirs. Les inconditionnels du post-exotisme auront compris qui se cache derrière Manuela Draeger.
Antoine Volodine présente Manuela Draeger
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or, Minuit, février 2020, 192 p., 17 €
Il était une fois un pays grand comme un continent que parcouraient deux voyageurs, un couple étrange formé d’une renarde et d’un héron, partis sur les traces d’une femme captive et à la recherche de la fée qui libéra les enfants du joug familial, des matrones et des maquereaux. Or, en ce pays lointain, les poules avaient disparu et les coqs s’étaient faits moines.
https://www.actualitte.com/article/monde-edition/eugene-savitzkaya-soumis-a-la-question/89981
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
Yishai Sarid, Le Monstre de la mémoire, traduit de l’hébreu par Laurence Senbrowicz, Actes Sud, février 2020, 160 p., 18.50 €
Devenu spécialiste de la Shoah malgré lui, un historien israélien accompagne des groupes de lycéens dans leurs visites imposées au cours de “voyages de la mémoire” systématisés par l’État. Le voilà guide des camps de la mort.
Cette expérience, cette fréquentation intime et quotidienne des processus d’extermination nazis, doublées de sollicitations diverses autour des différentes formes que prend l’entretien officiel d’une inflammable mémoire, entament progressivement et profondément son rapport au monde et aux autres.
Rédigé sous la forme d’une lettre adressée au président de Yad Vashem (l’Institut international pour la mémoire de la Shoah sis à Jérusalem), cette sorte de rapport de mission bouscule le lecteur comme un interrogatoire musclé. Rapidement, le ton se tend. Une rage sourde imprègne chaque phrase, contamine le regard. On y lit l’implication et la rigueur scientifique du guide mais aussi sa solitude, son sentiment d’impuissance.
Dans une époque vouée au virtuel autant qu’au pragmatisme, Yishaï Sarid soumet à sa propre absurdité cette mise en scène de la mémoire au service d’un projet national qui érige la survie en triomphe. Le texte porte le constat terrible de l’impossibilité de transmettre, face à la banalisation du tourisme de l’horreur. Mais il contient son propre démenti : bref, saisissant, implacable, il a la puissance de déflagration et l’efficacité sensorielle d’un corps à corps avec ce monstre de la mémoire.
Fatima Bhutto, Comme des lions, traduit de l’anglais (Pakistan) par Sophie Bastide-Foltz
Les Escales, février 2020, 432 p., 21.90 €
Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour échapper à notre vie ?
Anita, Monty et Sunny. Trois adolescents qui n’auraient jamais dû se rencontrer vont se croiser et se heurter à des choix terribles. Anita vit dans le plus grand bidonville de Karachi. Grâce à son voisin, un homme âgé dont les étagères regorgent de livres, elle découvre un moyen de s’évader de son morne quotidien. De l’autre côté de la ville habite Monty, fils d’un père autoritaire et richissime qui possède la moitié de la ville. Mais Monty, troublé par l’arrivée d’une fille rebelle dans son école, s’écarte de la voie qui lui était toute tracée. Sunny, lui, est né en Angleterre où son père a émigré dans l’espoir d’une vie meilleure. Cependant, il ne s’intègre pas. Séduit par le charisme de son cousin revenu de Syrie, Sunny pense avoir enfin trouvé sa communauté.
Jusqu’où seront-ils prêts à aller pour échapper à leur destin ?
POLARS
Victor Del Arbol, Le Poids des morts, traduit de l’espagnol par Claude Bleton
Actes sud, février 2020, 320 p., 22 €
Novembre 1975 : Lucía rentre à Barcelone après des années d’exil, accompagnée par les cendres de son père et par les fantômes qui avaient provoqué son départ. Le général Franco agonise et avec lui une Espagne décrépite et violente. Incarnant ce pays vénéneux qu’une atmosphère “fin de règne” incite plus encore à la terreur et à la suspicion, le commissaire Ulysse s’apprête à livrer la dernière bataille. Décidés à se délester du fardeau du poids des morts, le policier et la jeune femme convergent vers l’aile psychiatrique de la prison Modelo où un indigent, qui y vit reclus depuis trois décennies, semble détenir les clés de la rédemption. L’esprit de l’homme est perturbé mais quelques souvenirs fugaces viennent contredire les conclusions d’un drame qui s’est joué près de trente ans plus tôt.
Un vieux militaire inflexible, une belle épouse délaissée, un jeune médecin éperdument amoureux : autour de cette funeste trinité gravitaient aussi un terrifiant policier formé dans les bataillons coloniaux de Melilla et un pauvre bougre qui, par lâcheté, lui avait vendu sa petite fille. L’inévitable face-à-face entre ce policier et la femme que cet enfant est devenu renvoie chacun au mensonge “originel” sur lequel il a bâti sa vie.
Ce tout premier roman de Víctor del Árbol porte en germe l’incomparable talent de l’auteur à décrire les tourments de l’âme ainsi que les nuances de tout le mal que l’on peut faire par amour.
Arnaldur Indridason, Les Fantômes de Reykjavik, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, février 2020, 320 p., 21 €
Inquiets pour leur petite-fille dont ils savent qu’elle fait du trafic de drogue, un couple fait appel à Konrad, un policier à la retraite, suite à sa disparition. Dans le même temps une amie de Konrad lui parle d’une jeune fille retrouvée noyée dans l’étang devant le Parlement en 1947. Elle lui demande de l’aider car l’enfant hante ses rêves. Il découvre que l’enquête sur la mort de cette dernière a été menée en dépit du bon sens. Lorsqu’on trouve le cadavre de la jeune trafiquante, il met encore en doute les méthodes de la police.
Konrad mène les deux enquêtes de front. Il nous apparaît comme un personnage solide, têtu, coléreux et rompu, par son enfance auprès de son père, à toutes les ruses des voyous. Toujours aux prises avec son enquête sur l’assassinat de son propre père, il avance vers la vérité.
Dans une construction particulièrement brillante, Indridason crée un suspens et des attentes sur des plans différents et surprenants. Il captive le lecteur et le tient en haleine avec brio. On peut dans ce volume saluer la naissance d’un nouvel enquêteur attachant, sensible mais violent, n’hésitant pas à faire le coup de poing. Par ailleurs l’auteur nous introduit au merveilleux islandais très insolite et terre à terre.
https://next.liberation.fr/livres/2019/11/13/arnaldur-indridason-pilier-d-islande_1763185
RÉÉDITIONS
Stefan Zweig, Magellan, Robert Laffont, février 2020, 360 p., 19 €
C’est sur un paquebot trop confortable, en route pour l’Amérique du Sud, que Stefan Zweig eut l’idée de cette odyssée biographique. Il songea aux conditions épouvantables des voyages d’autrefois, au parfum de mort salée qui flottait sur les bougres et les héros, à leur solitude. Il songea à Magellan, qui entreprit, le 20 septembre 1519, à 39 ans, le premier voyage autour du monde. Un destin exceptionnel… Sept ans de campagne militaire en Inde n’avaient rapporté à Magellan le Portugais qu’indifférence dans sa patrie. Il convainc alors le roi d’Espagne, Charles-Quint, d’un projet fou ; » Il existe un passage conduisant de l’océan Atlantique à l’océan Indien. Donnez-moi une flotte et je vous le montrerai et je ferai le tour de la terre en allant de l’est à l’ouest » (C’était compter sans l’océan Pacifique, inconnu à l’époque..). Jalousies espagnoles, erreurs cartographiques, rivalités, mutineries, désertions de ses seconds pendant la traversée, froids polaires, faim et maladies, rien ne viendra à bout de la détermination de Magellan, qui trouvera à l’extrême sud du continent américain le détroit qui porte aujourd’hui son nom. Partie de Séville avec cinq cotres et 265 hommes, l’expédition reviendra trois ans plus tard, réduite à 18 hommes. Sans Magellan qui trouva une mort absurde lors d’une rixe avec des sauvages aux Philippines.
https://www.lexpress.fr/culture/livre/magellan_804670.html
LIVRES DE POCHE
Rhea Galanaki, Eleni ou personne, traduit du grec par René Bouchet, Cambourakis, février 2020, 256 p., 10 €
Première femme peintre de la Grèce moderne, Éléni Altamura-Boukoura est peu connue en dehors de son pays. Sa trajectoire n’en est pas moins fascinante. À une époque où cette activité était pour le moins réprouvée lorsqu’elle était pratiquée par les jeunes filles, elle a dessiné sans discontinuer dès son plus jeune âge. Soutenue par son père, elle a quitté Athènes pour l’Italie afin d’y parfaire son instruction. C’est grimée en homme, sous le nom de Personne, qu’elle a pu pénétrer dans les écoles d’art les plus courues, redevenant Éléni dans son intimité et nouant ainsi une idylle avec le peintre italien Francesco Saverio Altamura.
Retraçant le destin de cette femme passionnée, Rhéa Galanaki offre une œuvre bouleversante, à la fois historique et poétique, interrogeant le statut de la femme, qui plus est artiste, sur fond de bouleversements politiques qui allaient dessiner les contours des nations européennes en général, grecque et italienne en particulier.
Prix national de littérature de l’Académie d’Athènes en 1999.
http://www.lacauselitteraire.fr/eleni-ou-personne-rhea-galanaki-par-christelle-d-herart-brocard
Wilfried N’Sondé, Un Océan, deux mers, trois continents, Actes sud, février 2020, 272 p., 7.80 €
Au tout début du XVIIe siècle, Nsaku Ne Vunda, ordonné prêtre et baptisé Dom Antonio Manuel, est chargé par le roi des Bakongos de devenir son ambassadeur auprès du pape. En faisant ses adieux à son Kongo natal, il ignore que le long voyage censé le mener à Rome va passer par le Nouveau Monde, et que le bateau sur lequel il s’apprête à embarquer est un navire négrier. De quoi mettre à mal sa foi en Dieu et en l’homme… Wilfried N’Sondé s’empare avec ardeur d’un personnage méconnu de l’Histoire pour dénoncer les horreurs d’une époque d’obscurantisme et exalter la beauté de l’espérance.
« Le style de Wilfried N’Sondé permet d’appréhender son roman comme une subtile autopsie du présent : le commerce triangulaire comme préfiguration du capitalisme sauvage de notre temps ; l’esclavage comme reflet de la surexploitation actuelle des hommes et des femmes pour l’enrichissement d’un tout petit nombre. Un océan, deux mers, trois continents est une fresque historique sur les pires dérives humaines et sur les horreurs d’une époque d’obscurantisme. Mais loin d’être une complainte lancinante, ce récit inspiré d’une histoire vraie se veut surtout un chant d’espérance et de tolérance, livré avec un souffle puissant, « dans un souci de réconciliation ». » Télérama, 28 février 2018
Jesmyn Ward, Le Chant des revenants, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé, 10×18, février 2020, 288 p., 7.80 €
Seule femme à avoir reçu deux fois le National Book Award, Jesmyn Ward nous livre un roman puissant, hanté, d’une déchirante beauté, un road trip à travers un Sud dévasté, un chant à trois voix pour raconter l’Amérique noire, en butte au racisme le plus primaire, aux injustices, à la misère, mais aussi l’amour inconditionnel, la tendresse et la force puisée dans les racines.
Jojo n’a que treize ans mais c’est déjà l’homme de la maison. Son grand-père lui a tout appris : nourrir les animaux de la ferme, s’occuper de sa grand-mère malade, écouter les histoires, veiller sur sa petite sœur Kayla.
De son autre famille, Jojo ne sait pas grand-chose. Ces blancs n’ont jamais accepté que leur fils fasse des enfants à une noire. Quant à son père, Michael, Jojo le connaît peu, d’autant qu’il purge une peine au pénitencier d’État.
Et puis il y a Leonie, sa mère. Qui n’avait que dix-sept ans quand elle est tombée enceinte de lui. Qui aimerait être une meilleure mère mais qui cherche l’apaisement dans le crack, peut-être pour retrouver son frère, tué alors qu’il n’était qu’adolescent.
Leonie qui vient d’apprendre que Michael va sortir de prison et qui décide d’embarquer les enfants en voiture pour un voyage plein de dangers, de fantômes mais aussi de promesses…
https://www.telerama.fr/livres/le-chant-des-revenants,n6120880.php
PHILOSOPHIE
Jean-Baptiste Brenet, Robinson de Guadix, Verdier, février 2020, 128 p., 14 €
Une adaptation de l’épître d’Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé. Préface de Kamel Daoud.
Écrit en arabe au XIIe siècle par le penseur andalou Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé (Hayy ibn Yaqzan) est un chef-d’œuvre de la philosophie.
L’épître dévoile sous la forme d’un conte les secrets de la « sagesse orientale ». Traduite en latin en 1671, elle connaîtra un immense succès dans l’Europe des lettres. Jean-Baptiste Brenet en propose ici une adaptation qui recompose le récit et donne la parole au personnage principal.
Voici l’histoire d’un homme sur une île déserte, élevé sans père ni mère, qui découvre par sa raison seule la vérité de l’univers entier, puis qui rencontre un autre homme, religieux, mais sagace, venu d’une terre voisine. « Sorte de Robinson psychologique », écrivait Ernest Renan à propos du livre. Son premier auteur, Ibn Tufayl, est né à Guadix.
https://www.libe.ma/Ibn-Tufayl-Le-medecin-et-le-philosophe_a76354.html
Emanuele Coccia, Lidia Breda, Métamorphoses, La vie commune, traduit de l’italien par Martin Rueff, Rivages, 192 p., 18 €
La métamorphose, tout vivant y passe. C’est l’expérience élémentaire et originaire de la vie, celle qui définit ses forces et ses limites. Depuis Darwin, nous savons que toute forme de vie – l’être humain compris – n’est que la métamorphose d’une autre, bien souvent disparue. De notre naissance à notre alimentation, nous en faisons tous l’expérience. Dans l’acte métamorphique, changement de soi et changement du monde coïncident. Affirmer que toute vie est un fait métamorphique signifie qu’elle traverse les identités et les mondes sans jamais les subir passivement. Cet essai novateur jette les bases d’une philosophie de la métamorphose.
https://www.liberation.fr/debats/2019/10/29/toute-espece-est-metamorphose_1760429
Giorgio Agamben, Le Royaume et le jardin, traduit de l’italien par Joel Gayraud, Rivages, février 2020, 160 p., 17 €
Depuis plus de deux millénaires, le paradis terrestre, le jardin planté par Dieu en Éden, a constitué pour le monde occidental le paradigme de tout bonheur possible sur la Terre. Et pourtant, depuis le début, c’est aussi le lieu d’où la nature humaine, déchue et corrompue, a été chassée pour toujours. D’un côté, tous les rêves révolutionnaires de l’humanité peuvent être vus comme une tentative inlassable de revenir en Éden, bravant les gardiens qui en interdisent l’accès, de l’autre, le Jardin reste une sorte de traumatisme originel qui condamne à l’échec toute recherche du bonheur terrestre. Dans les deux cas, le paradis est essentiellement un paradis perdu et la nature humaine quelque chose d’essentiellement défectueux. Au moyen d’une critique rigoureuse de la doctrine augustinienne du péché originel et d’une relecture passionnante du paradis de Dante, la recherche d’Agamben tente au contraire de penser le paradis terrestre non comme un passé perdu ni comme un futur à venir, mais comme la figure encore et toujours présente de la nature humaine et de la juste demeure des hommes sur la Terre. C’est donc un paradigme politique à articuler et à distinguer du Royaume millénaire, qui a fourni le modèle aux utopies de toute espèce. Si seul le Royaume peut donner accès au Jardin, seul le Jardin rend pensable le Royaume.
https://next.liberation.fr/livres/2019/02/20/agamben-la-vie-prend-formes_1710580
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Enquête sur la vie à travers nous, Actes sud, février 2020, 336 p., 22 €
Postface d’Alain Damasio
Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques. C’est pourquoi nous avons une bataille culturelle à mener quant à l’importance à restituer au vivant. Ce livre entend y jeter ses forces. En partant pister les animaux sur le terrain, et les idées que nous nous faisons d’eux dans la forêt des savoirs. Peut-on apprendre à se sentir vivants, à s’aimer comme vivants ? Comment imaginer une politique des interdépendances, qui allie la cohabitation avec des altérités, à la lutte contre ce qui détruit le tissu du vivant ? Il s’agit de refaire connaissance : approcher les habitants de la Terre, humains compris, comme dix millions de manières d’être vivant.
https://www.actualitte.com/article/livres/et-si-l-homme-reprenait-gout-au-vivant/89299
ESSAIS
Achille Mbembe, Brutalisme, La Découverte, février 2020, 246 p., 17 €
Toutes les sphères de l’existence sont désormais pénétrées par le capital, et la mise en ordre des sociétés humaines s’effectue dorénavant selon une seule et même directive, celle de la computation numérique. Mais alors que tout pousse vers une unification sans précédent de la planète, le vieux monde des corps et des distances, de la matière et des étendues, des espaces et des frontières, persiste en se métamorphosant. Cette transformation de l’horizon du calcul se conjugue paradoxalement avec un retour spectaculaire de l’animisme, qui s’exprime non sur le modèle du culte des ancêtres, mais du culte de soi et de nos multiples doubles que sont les objets.
Avec le devenir-artificiel de l’humanité et son pendant, le devenir-humain des machines, une sorte d’épreuve existentielle est donc engagée. L’être ne s’éprouve plus désormais qu’en tant qu’assemblage indissociablement humain et non humain. La transformation de la force en dernier mot de la vérité de l’être signe l’entrée dans le dernier âge de l’homme, celui de l’être fabricable dans un monde fabriqué. À cet âge, Achille Mbembe donne ici le nom de brutalisme, le grand fardeau de fer de notre époque, le poids des matières brutes.
La transformation de l’humanité en matière et énergie est le projet ultime du brutalisme. En détaillant la monumentalité et le gigantisme d’un tel projet, cet essai plaide en faveur d’une refondation de la communauté des humains en solidarité avec l’ensemble du vivant, qui n’adviendra cependant qu’à condition de réparer ce qui a été brisé.
Ian Kershaw, L’Âge global, de 1950 à nos jours, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Le Seuil, janvier 2020, 750 p., 26 €
Après l’accumulation d’horreurs de la première moitié du XXe siècle qui avaient conduit « l’Europe en enfer », les années 1950 à 2018 apportèrent la paix et une prospérité relative à la majeure partie de l’Europe. D’immenses progrès économiques transformèrent le continent. Le souvenir des guerres mondiales s’éloigna peu à peu, même si leur ombre a continué de planer sur les esprits.
L’Europe était désormais un continent divisé, vivant sous une menace nucléaire, qui prit parfois des contours terrifiants. Ses habitants perdirent la maîtrise de leur destin, dicté par la guerre froide qui opposait les États-Unis et l’URSS, et se trouvèrent « précipités » dans une série de crises qui menaçaient de les faire basculer dans la catastrophe. Il y eut des succès éclatants : la dissolution du bloc soviétique, la disparition des dictatures et la réunification de l’Allemagne. L’accélération de la mondialisation, la dérégulation financière, la naissance d’un monde multipolaire, la révolution des technologies de l’information ont produit de nouvelles fragilités. L’enchevêtrement de crises qui ont suivi 2008 a été l’avertissement le plus clair adressé aux Européens : la paix et la stabilité ne sont aucunement garanties et le continent pourrait bien connaître de nouvelles fractures. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère d’incertitudes.
Dans ce livre remarquable, Ian Kershaw brosse un ample tableau du monde dans lequel nous vivons. Puisant ses exemples à travers tout le continent, Des temps d’incertitudes / L’Age global éclaire puissamment l’histoire du temps présent et jette un regard prudent sur notre futur.
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/leurope-une-union-incertaine
HISTOIRE
Nicholas Thomas, Océaniens, Histoire du Pacifique à l’âge des Empires, traduit de l’anglais par Paulin Dardel, Anacharsis, février 2020, 512 p., 23 €
Préface d’Éric Wittersheim
Nicholas Thomas propose dans ce livre une histoire à la fois accessible et neuve de la colonisation du Pacifique au XIXe siècle – chapitre méconnu de l’histoire mondiale. Plutôt que de mettre en avant la progression implacable des puissances occidentales, il fait le récit des itinéraires croisés de dizaines d’individus sillonnant le grand océan.
Cette histoire au ras des flots restitue aux Océaniens de Tahiti, d’Hawai’i, des Fidji ou du Vanuatu leur place d’acteurs parmi les baleiniers, explorateurs, militaires, missionnaires et autres négociants venus conquérir les populations insulaires.
À suivre les tribulations des uns et des autres, on découvrira un monde plongé dans la dévastation, riche pourtant de dynamiques qui ont configuré le Pacifique d’aujourd’hui.
http://www.editions-anacharsis.com/IMG/jpg/oceaniens-livreshebdo.jpg
Georges Didi-Huberman, Éparses, Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, Éditions de Minuit, février 2020, 176 p., 16.50 €
C’est le simple « récit-photo » d’un voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie. La tentative pour porter, sur un corpus d’images inédites réunies clandestinement par Emanuel Ringelblum et ses camarades du groupe Oyneg Shabes entre 1939 et 1943, un premier regard.
Images inséparables d’une archive qui compte quelque trente-cinq mille pages de récits, de statistiques, de témoignages, de poèmes, de chansons populaires, de devoirs d’enfants dans les écoles clandestines ou de lettres jetées depuis les wagons à bestiaux en route vers Treblinka… Archive du désastre, mais aussi de la survie et d’une forme très particulière de l’espérance, dans un enclos où chacun était dos au mur et d’où très peu échappèrent à la mort.
Images de peu. Images éparses — comme tout ce qui constitue cette archive. Mais images à regarder chacune comme témoignage de la vie et de la mort quotidiennes dans le ghetto. Images sur lesquelles, jusque-là, on ne s’était pas penché. Elles reposent cependant la question du genre de savoir, ou même du style que peut assumer, devant la nature éparse de tous ces documents, une écriture de l’histoire ouverte à l’inconsolante fragilité des images.
https://www.passaporta.be/fr/calendrier/le-ghetto-de-varsovie
JEUNESSE
Henri Bosco, Georges Lemoine, L’Enfant et la rivière, Gallimard jeunesse, février 2020, 176 p., 7 €
Ce qui attire plus que tout Pascalet, dans ce pays de Provence où il vit, c’est la rivière. Jamais encore il ne l’a vue. Mais souvent il en rêve, surtout lorsque le braconnier Bargabot apporte à la maison les poissons qu’il y a pêchés. Un jour, les parents de Pascalet s’absentent. Et tante Martine est bien trop occupée pour faire attention à lui… Pascalet va alors découvrir la fascinante rivière, et aussi Gatzo, un jeune garçon extraordinaire qu’il délivre des bohémiens, et avec lequel il va combler sa soif d’aventures.
À partir de 7 ans
https://www.letemps.ch/culture/lenfant-riviere-eaux-merveilleuses-pays-lenfance
Susie Morgenstern, Joëlle Dreidemy, La Petite souris de nuit, Une histoire et…oli, Michel Lafon, février 2020, 12.95 €
Ça lui est arrivé à 12 h 13. Gabrielle a croqué dans sa pomme qui est devenue rouge sang.
Elle est effrayée : si elle saigne, va-t-elle mourir ? Que se passe-t-il ?
Elle a vu Papy qui enlève toutes ses dents d’un seul coup avant de se coucher. Ensuite il les place dans un verre d’eau sur sa table de chevet et commence immédiatement à ronfler.
Est-ce qu’elle va être édentée comme Papy ?
De 3 à 6 ans
https://www.franceinter.fr/emissions/une-histoire-et-oli/la-petite-souris-de-nuit
ROMAN GRAPHIQUE
Néjib, Swan, tome 2, Le Chanteur espagnol, Gallimard BD, février 2020, 160 p., 20.90 €
Swan et son frère Scottie ont enfin intégré les Beaux-Arts de Paris. Mais leur vie d’étudiante s’avère plus compliquée que prévu: Scottie ne reçoit que des critiques acerbes de ses professeurs quand sa sœur, désormais travestie en homme, excelle en tout point. Son talent lui vaut même d’être pressentie pour le Prix de Rome et suscite une jalousie mauvaise chez ses camarades… Parviendra-t-elle à déjouer les pièges qui lui sont tendus? Entre rivalités et coups du sort, le destin des Manderley semble plus incertain que jamais.
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