En cette période qui donne à penser, la Maison du Banquet propose chaque jour une conférence, un texte, une vidéo.
Mardi 7 avril 2020
C’était dans le cadre du Banquet du livre d’été 2015 à Lagrasse sur le thème Ce qui nous est étranger, à l’occasion de la parution de l’ouvrage de l’historien Patrick Boucheron et de l’écrivain Mathieu Riboulet, Prendre dates, Paris, 6 janvier-14 janvier 2015 dans la collection ‘La petite jaune’ des éditions Verdier, en mai 2015.
En ouverture, le comédien Serge Renko lisait les deux premiers chapitres du livre.
À propos de Prendre dates.
C’était à Paris, en janvier 2015. Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont des deuils ou des peines privés qui d’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à le ressentir ainsi, il n’y a pas à discuter, on sait d’instinct que c’est cela l’histoire.
Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. Quel est ce nous et jusqu’où va-t-il nous engager ? Cela on ne pouvait le savoir, et c’est pourquoi il valait mieux se taire ou en dire le moins possible — sinon aux amis, qui sont là pour faire parler nos silences. Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l’évidence : on est passé à autre chose, de l’autre côté du pli. C’est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.
Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. Ou disons plutôt : prendre dates. Car il y en eut plusieurs, et mieux vaut commencer par patiemment les circonscrire. On n’écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l’oubli. Tenter d’être juste, n’est-ce pas ce que requiert l’aujourd’hui ? Sans hâte, oui, mais il ne faut pas trop tarder non plus. Avec délicatesse, certainement, mais on exigera de nous un peu de véhémence. Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu’il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien – toi et moi, l’un après l’autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous mène. D’autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre.
Il y eut un moment, le 7 janvier, où l’on disait : douze morts, et on ne connaissait pas encore les noms ; on aurait pu deviner en y pensant un peu mais on préférait ne pas. Nous sommes encore dans cette suspension du temps, ne sachant pas très bien ce qui est mort en nous et ce qui a survécu dans le pli. Maintenant, un peu de courage, prendre dates c’est aussi entrer dans l’obscurité de cette pièce sanglante et y mettre de l’ordre. Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n’écrit pas autre chose.
Des tombeaux.