La sélection des livres d’août-septembre 2020
Quelques pépites parmi la rentrée littéraire,
au moins aussi dense que les précédentes.
LITTÉRATURE FRANÇAISE
Dima Abdallah, Mauvaises herbes, Sabine Wespieser, août 2020, 240 p., 20 €
Dehors, le bruit des tirs s’intensifie. Rassemblés dans la cour de l’école, les élèves attendent en larmes l’arrivée de leurs parents. La jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se réjouit de retrouver avant l’heure « son géant ». La main accrochée à l’un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser sans crainte le chaos.
Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée.
Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien, dans cette ville détruite, son pouvoir n’a rien de démesuré. Même s’il essaie de donner le change avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que mal réinventés à chaque déménagement, ce poète – qui a le tort de n’être d’aucune faction ni d’aucun parti – n’a à offrir que son angoisse, sa lucidité et son silence.
L’année des douze ans de sa fille, la famille s’exile sans lui à Paris. Collégienne brillante, jeune femme en rupture de ban, mère à son tour, elle non plus ne se sentira jamais d’aucun groupe, et continuera de se réfugier auprès des arbres, des fleurs et de ses chères adventices, ces mauvaises herbes qu’elle se garde bien d’arracher.
De sa bataille permanente avec la mémoire d’une enfance en ruine, l’auteure de ce beau premier roman rend un compte précis et bouleversant. Ici, la tendresse dit son nom dans une main que l’on serre ou dans un effluve de jasmin, comme autant de petites victoires quotidiennes sur un corps colonisé par le passé.
- Sélection du Prix Stanislas (festival « Le livre sur la place » à Nancy) pour le meilleur premier roman de la rentrée littéraire 2020
- Sélection du Prix « Envoyé par La Poste » édition 2020
Critique sur le magazine en ligne L’Orient – Le jour, 2 juillet 2020
Camille de Toledo, Thésée, Une vie nouvelle, Éditions Verdier, août 2020, 256 p., 18.50 €
En 2012, Thésée quitte « la ville de l’Ouest » et part vers une vie nouvelle pour fuir le souvenir des siens. Il emporte trois cartons d’archives, laisse tout en vrac et s’embarque dans le dernier train de nuit vers l’est avec ses enfants. Il va, croit-il, vers la lumière, vers une réinvention.
Mais très vite, le passé le rattrape. Thésée s’obstine. Il refuse,
en moderne, l’enquête à laquelle son corps le contraint, jusqu’à finalement rouvrir « les fenêtres du temps »…
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/08/19/fiction-francaise-toledo/
Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide, Christian Bourgois éditeur, août 2020, 172 p., 16.50 €
C’est un été en Normandie. Le narrateur est encore dans cet état de l’enfance où tout se vit intensément, où l’on ne sait pas très bien qui l’on est, ni où commence son corps, où une invasion de fourmis équivaut à la déclaration d’une guerre qu’il faudra mener de toutes ses forces. Un jour, il rencontre un autre garçon sur la plage, Baptiste. Se noue entre eux une amitié d’autant plus forte qu’elle se fonde sur un déséquilibre : la famille de Baptiste est l’image d’un bonheur que le narrateur cherche partout, mais qui se refuse à lui.
Écrit dans une langue ciselée et très sensible, Un jour ce sera vide est un premier roman fait de silences et de scènes lumineuses qu’on quitte avec la mélancolie des fins de vacances.
L’auteur y explore les méandres des sentiments et le poids des traumatismes de l’Histoire.
https://next.liberation.fr/livres/2020/08/21/plage-ecran_1797424
Marie-Sabine Roger, Loin-Confins,
Le Rouergue, août 2020, 208 p., 18 €
Il y a longtemps de cela, bien avant d’être la femme libre qu’elle est devenue, Tanah se souvient avoir été l’enfant d’un roi, la fille du souverain déchu et exilé d’un éblouissant archipel, Loin-Confins, dans les immensités bleues de l’océan Frénétique. Et comme tous ceux qui ont une île en eux, elle est capable de refaire le voyage vers l’année de ses neuf ans, lorsque tout bascula, et d’y retrouver son père. Il lui a transmis les semences du rêve mais c’est auprès de lui qu’elle a aussi appris la force destructrice des songes.
Dans ce beau et grave roman qui joue amoureusement avec les mots et les géographies, Marie-Sabine Roger revient à ce combat perdu qu’on nomme l’enfance et nous raconte l’attachement sans bornes d’une petite fille pour un père qui n’était pas comme les autres.
Interview de Marie-Sabine Roger
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit, traduit de l’islandais par Éric Boury, Grasset, août 2020, 320 p., 22.50 €
Dans un petit village des fjords de l’ouest, les étés sont courts. Les habitants se croisent au bureau de poste, à la coopérative agricole, lors des bals. Chacun essaie de bien vivre, certains essaient même de bien mourir. Même s’il n’y a ni église ni cimetière dans la commune, la vie avance, le temps réclame son dû.
Pourtant, ce quotidien si ordonné se dérègle parfois : le retour d’un ancien amant qu’on croyait parti pour toujours, l’attraction des astres ou des oiseaux, une petite robe en velours sombre, ou un chignon de cheveux roux. Pour certains, c’est une rencontre fortuite sur la lande, pour d’autres le sentiment que les ombres ont vaincu – il suffit de peu pour faire basculer un destin. Et parfois même, ce sont les fantômes qui s’en mêlent…
https://www.youtube.com/watch?v=_c1MZ_VHKyw#action=share
Eva Baltasar, Permafrost, traduit du catalan par Annie Bats, Verdier, septembre 2020, 128 p., 15.50 €
Attention chef d’œuvre !
Pour pouvoir vivre, la narratrice de Permafrostn’a eu d’autre choix que de se protéger des femmes auprès desquelles elle a grandi, mère, sœur, tante, de leurs obsessions navrantes, de l’hypocrisie familiale et son cortège de mensonges ou de sourires pour entretenir cette idée de l’épouse comblée et de la mère épanouie. Mais derrière l’épaisse cuirasse qu’elle a dû se fabriquer, ne se retrouve-t-elle pas prise comme dans une terre perpétuellement gelée, enfermée avec ses pensées suicidaires ?
Heureusement il y a les chambres, celles où elle se réfugie dans la lecture passionnée d’autres vies, et celles où elle découvre le corps et les caresses d’amantes fabuleuses.
S’isoler, s’adonner au plaisir, même non solitaire, ne suffisent, cependant, pas à apaiser son malaise. Pour se libérer, il faut ce récit, écrit comme l’on se parle à soi-même, sans détours et sans craindre ni ce qui paraît immuable ni ce qui serait provisoire. Un corps avec ses sensations, une voix avec ses réminiscences, ses craintes et ses limites, pour enfin se sentir « vivante, vivante comme jamais ».
Eduardo Fernando Varela, Patagonie route 203, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Métailié, août 2020,
368 p., 22.50 €
Au volant de son camion, un énigmatique saxophoniste parcourt la géographie folle des routes secondaires de la Patagonie et subit les caprices des vents omniprésents.
Perdu dans l’immensité du paysage,
il se trouve confronté à des situations aussi étonnantes et hostiles que le paysage qui l’entoure. Saline du Désespoir, La Pourrie, Mule Morte, Indien Méchant et autres lieux favorisent les rencontres improbables avec des personnages peu aimables et extravagants : un journaliste qui conduit une voiture sans freins et cherche des sous-marins nazis, des trinitaires anthropophages qui renoncent à la viande, des jumeaux évangéliques boliviens gardiens d’un Train fantôme, un garagiste irascible et un mari jaloux…
Au milieu de ces routes où tout le monde semble agir avec une logique digned’Alice au pays des merveilles, Parker tombe amoureux de la caissière d’une fête foraine. Mais comment peut-on suivre à la trace quelqu’un dans un monde où quand on demande son chemin on vous répond : « Vous continuez tout droit, le jeudi vous tournez à gauche et à la tombée de la nuit tournez encore à gauche, tôt ou tard vous allez arriver à la mer » ?
Ce fabuleux premier roman est un vrai voyage à travers un mouvement perpétuel de populations dans un paysage dévorant, auquel le lecteur ne peut résister.
« Le sel de ce premier roman, qui joue la carte du comique de répétition, quitte à verser parfois dans le vaudeville et l’excès de burlesque, est de faire se rencontrer, encore et encore, les personnages que des kilomètres séparent. Le romancier transforme ainsi cette terre isolée en une contrée où l’on se retrouve toujours à force de se perdre, et où il faut nécessairement se perdre pour pouvoir survivre. (…) Jouant avec malice de ces contraires, ce roman taillé comme un film des frères Coen, prix Casa de las Américas 2019, dessine un monde à part, aussi sauvage que diablement humain. »
Le Monde des Livres, 27 août 2020
Ma Ling, Les Enfiévrés, traduit
de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin, Mercure de France, août 2020, 352 p., 23.80 €
Candace Chen est une jeune Américaine d’origine chinoise discrète et introvertie. Elle habite à Manhattan dans un petit appartement et travaille pour Spectra, une entreprise d’édition qui fabrique
des Bibles.
Elle vit comme une vraie New-Yorkaise, dépensant le peu d’argent qui ne passe pas dans son loyer pour s’acheter des vêtements Uniqlo, des crèmes hydratantes Clinique ou boire des cafés chez Starbucks…
Bientôt la fièvre de Shen, une épidémie venue de Chine, se répand à New York, puis dans tout le territoire américain. Cette maladie inconnue oblige les gens à répéter mécaniquement et à l’infini les gestes de leur quotidien — mettre la table, prendre un repas, essayer des vêtements… Devenus des zombies, ils meurent d’épuisement.
Restée seule dans les bureaux désertés de Spectra, Candace voit New York se vider de ses habitants et se figer autour d’elle.
Des palmiers se mettent à pousser sur Times Square déserté…
Saisissant de réalisme, ce roman réinvente le genre
post-apocalyptique et questionne notre rapport au travail et
la solitude du monde contemporain.
« Au vu de la pandémie de Covid-19, on ne lit pas cette fiction parue aux États-Unis en 2018 sans un certain trouble. (…) A la fièvre de Shen se superpose la colère des indignés d’Occupy Wall Streetqui scandent qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la finance. La Faucheuse ne fait que parachever ce que le système avait initié : vider les êtres de leur vitalité. (…) Les enfiévrésde Ling Ma traduit à merveille ce que l’héroïne, piètre photographe, ne parvenait à saisir : l’aliénante inquiétude de la vie urbaine. »
Livres Hebdo, 19 juin 2020
POCHE
Joseph Ponthus, À la ligne, Feuillets d’usine, Gallimard, août 2020, 288 p.,
7.50 €
« Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge
Non le glauque de l’usine
Mais sa paradoxale beauté »
Ouvrier intérimaire, Joseph embauche jour après jour dans les usines de poissons et les abattoirs bretons. Le bruit, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps s’accumulent inéluctablement comme le travail à la ligne. Ce qui le sauve, ce sont l’amour et les souvenirs de son autre vie, baignée de culture et de littérature.
Par la magie d’une écriture drôle, coléreuse, fraternelle, l’existence ouvrière devient alors une odyssée où Ulysse combat des carcasses de bœuf et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes.
Article sur Joseph Ponthus dans Libération, 19 janvier 2019
Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes ? L’héritage oublié, Albin Michel, septembre 2020, 256 p.,
8.90 €
Lire les philosophes arabes médiévaux avec l’œil de la philosophie contemporaine pour y trouver des affinités de méthode et de doctrine : tel est le parti pris de ce livre. Lire ces philosophes arabes, c’est aussi les réinscrire dans la tradition et le patrimoine de l’humanité, car ils ont su ménager des accès multiples à la vérité, en un temps où religion et philosophie étaient pensées de manière conjointe. Leurs travaux dans de nombreux domaines, comme la médecine, la logique ou l’histoire continuent de nous interpeller comme ils ont contribué à la formation de la culture européenne. Le médiéval rejoint ici le contemporain dans cette riche histoire qui est celle de l’humain et de sa raison émancipatrice.
Javier Cercas, Le Monarque des ombres, Actes sud, septembre 2020, 320 p., 8.80 €
Le Monarque des ombres retrace le parcours d’un jeune homme qui a lutté pour une cause moralement indéfendable et est mort du mauvais côté de l’histoire, victime d’une idéologie toxique. Ce jeune soldat, qui répondait au nom de Manuel Mena, n’est autre que le grand-oncle de Javier Cercas, tombé en 1938 au cours de la bataille de l’Èbre, déterminante pour l’armée franquiste. C’est dire s’il est l’incarnation du tabou familial, celui qui est probablement à l’origine de tous les romans de Cercas ; à commencer par Les Soldats de Salamine.
SCIENCE-FICTION
Lucien Raphmaj, Capitale songe, Éditions de L’Ogre, août 2020, 320 p., 20 €
Imaginez un monde dans lequel le sommeil a disparu, dans lequel les rêves sont devenus une ressource à exploiter. Sur l’île de Capitale S, alors que l’enquête portant sur cette disparition du sommeil nous entraîne dans les bas-fonds d’un monde dystopique, l’insomnie a franchi un nouveau stade, la révolte gronde, et une nouvelle substance menace de faire disparaître tous les êtres vivants.
Capitale Songe, premier roman de Lucien Raphmaj, contient une réflexion fine sur l’exploitation des corps et du temps de vie par une classe dominante, ainsi que sur l’ultime frontière du capitalisme, le sommeil. Comment ce dernier tente de le fracturer, et même, ici, de le rendre impossible, pour rendre nos corps disponibles au travail et à la consommation, tandis qu’une classe de loisir se contente de jouir des rêves.
https://viduite.wordpress.com/2020/08/18/capitale-songe-lucien-raphmaj/
ESSAIS
Laurent Jenny, Le Désir de voir, L’Atelier contemporain, août 2020, 168 p., 20 €
Essai d’un homme de la lettre converti à l’image, Le Désir de voir retrace une initiation au regard pictural. Intitulées « Voir dans le noir », « L’instant de voir », « Voir en rêve » et « Manières de voir », les étapes de cet essai discrètement autobiographique donnent lieu à l’exploration de plusieurs modes de vision, découverts au croisement d’expériences personnelles, d’expérimentations artistiques, de lectures et de contemplations.
Entamé sous les auspices de Michaux et de ses peintures-idéogrammes, poursuivi dans le compagnonnage des dessins « signes » ou d’Alexandre Hollan, élargi au contact – entre autres – des encres de Joan Barbarà, des monotypes de Degas, de l’« outre-noir » de Pierre Soulages et des « protographies » d’Oscar Muñoz, ce parcours est désirant et raisonné. Confessant son statut initial d’étranger dans le royaume des images, et soupçonnant ses affinités picturales d’être entachées du signe de l’écrit, Laurent Jenny convertit cette nécessité en haute vertu, dans des analyses dont sont seuls capables un regard consciencieux et une parole consciente des limites de son pouvoir : « “Écoute-voir”, dit le langage familier. “Regarde-dire” me semble aussi un bon chemin. Essayons… » Et son parcours fructueux de devenir ainsi celui de son lecteur.
« …un bain de matière en flux fait tenir le visible entre apparition et disparition. Là se tient aussi celui qui voit, c’est-à-dire celui qui retient le temps nécessaire à la vision. Dans ce jeu sur le processus de « révélation » de l’image, au sens de la technique de développement photographique et d’une nouvelle connaissance incarnée dans la durée d’un geste singulier, on reconnaît une dynamique essentielle de cet essai. » Le Monde des Livres, 20 août 2020
HISTOIRE
Enzo Traverso, Passés singuliers, Le « Je » dans l’écriture de l’histoire, Lux Canada, août 2020, 232 p., 16 €
L’histoire s’écrit de plus en plus à la première personne. Les historiens ne se contentent plus de reconstituer et interpréter le passé ; ils ressentent désormais le besoin de se raconter eux-mêmes. Un nouveau genre hybride a pris forme, exemplifié notamment par les ouvrages d’auteurs comme Ivan Jablonka ou Philippe Artières, qui font le récit de leurs enquêtes et décrivent leurs émotions dans un style très littéraire. Inversement, dans le sillage de Patrick Modiano et W.G. Sebald, certains écrivains tels Javier Cercas, Éric Vuillard ou Laurent Binet font bouger la frontière entre vérité romanesque et vérité historique, en créant des « romans non fictionnels ».
Cet essor du moi soulève des questions épistémologiques et d’autres, plus profondes, concernant le monde dans lequel nous vivons, sa nouvelle raison néolibérale et l’individualisme qui la caractérise. Dans cet essai, Enzo Traverso interroge ce tournant subjectiviste dont il souligne les potentialités créatives, les ambigüités politiques et les limites intrinsèques.
Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, La Découverte, août 2020, 343 p., 19 €
Le 26 mai 1828, Kaspar Hauser fit son apparition sur une place de Nuremberg. Ce jeune homme, qui semblait avoir
16 ou 17 ans, savait à peine marcher.
Il n’avait pas cinquante mots en bouche et ne pouvait dire d’où il venait, ni où il allait. On l’aurait dit échappé de la Caverne de Platon. Il demeure à ce jour l’un des plus célèbres
« enfants sauvages ».
Ayant grandi séquestré, coupé de tout contact humain, il fut arraché à une nuit insondable pour naître au monde une seconde fois.
Rien ne le rattachait à son époque, pas même à un groupe social
ou une génération. Kaspar ignorait jusqu’à la différence
homme-femme. Il habitait un corps étrange et dissonant, vierge de toute socialisation. On découvrit bientôt sa sensorialité inouïe,
sa vie émotionnelle intense. Du moins jusqu’à ce qu’il apprenne, douloureusement, les mœurs et usages de son temps, non sans être devenu, la rumeur enflant, l’orphelin de l’Europe.
(…) L’examen approfondi de cette trajectoire aberrante révèle aussi, par son anomalie même, jusqu’à quelles secrètes profondeurs le social et l’histoire s’inscrivent d’ordinaire en chacun de nous.
Ce qui laisse soupçonner derrière cette vie minuscule un cas majuscule des sciences humaines et sociales.
« Parce que cet homme sans éducation a grandi « en dehors » de la société et de l’histoire, ses comportements et sa sensibilité font apercevoir à quelle profondeur insoupçonnée elles nous façonnent du dedans. Historien des affects et des imaginaires, maître de conférences à l’université de Bourgogne […] Hervé Mazurel réussit une illustration originale des croisements possibles entre psychanalyse et archives. »
Le Monde des Livres, 28 août 2020
REVUE
Cahiers éphémères et irréguliers pour saisir ce qui nous arrive et imaginer les mondes de demain, n°2, « Comment faire ? », Le Seuil, septembre 2020,
288 p., 19.90 €
Les catastrophes s’enchaînent, les crises se suivent, les désastres ne se comptent plus. Et un consensus semble s’imposer : il faut changer, bifurquer pendant qu’il est encore temps, emprunter la voie de sortie.
Mais où est-elle, cette issue ? Alors que les derniers mois ont rétréci notre espace physique et diminué notre espace critique, comment retrouver de l’air, du rêve, de la capacité d’action ? Sur quoi faut-il agir ? A quelle échelle et sur quel mode ? Allons-nous laisser passer l’occasion de tout transformer ?
Le Seuil tente, avec cette deuxième livraison des Cahiers éphémères et irréguliers, de nourrir ces interrogations bien légitimes en offrant plus d’une vingtaine de textes, d’entretiens et de dialogues qui à la fois décrivent exactement où nous en sommes et croisent les points de vue (parfois aussi le fer).
Rutger Bregman s’y demande comment profiter de cette crise pour renverser la situation. Pierre Rosanvallon nous invite à inventer de nouveaux outils démocratiques pour faire face à la multiplication des états d’urgence. Aurélie Trouvé débat avec Laurent Jeanpierre et Razmig Keucheyan des stratégies possibles pour sortir du libéralisme. Tandis qu’Arlette Farge ouvre la voie à la littérature en rappelant notre fragilité, Michaël Foessel rappelle que l’infantilisation actuelle n’est qu’une interprétation inepte de ce qu’est la véritable puissance de l’enfance. Emanuele Coccia et Mathieu Potte-Bonneville réfléchissent à la place que nous voulons vraiment donner aux non-humains, interrogation qui a des échos dans les textes des écrivains Benjamin Labatut et Kapka Kassabova.
BANDE DESSINÉE
Olga Lavrentieva, Sourvilo, traduit du russe par Polina Petrouchina, Actes Sud, septembre 2020, 320 p., 28 €
En Russie, les grand-mères sont la mémoire vivante de l’histoire tragique de leur pays. Svetlana Alexievitch raconte qu’enfant sa grand-mère lui avait appris à écouter ce qu’on n’avait pas le droit de dire. Dans Sourvilo, Olga Lavrentieva donne la parole à la sienne.
Valentina Sourvilo, âgée aujourd’hui de 94 ans raconte ce qu’à été sa vie à sa petite fille. Une enfance heureuse à Leningrad interrompue brutalement par l’arrestation de son père en 1937, l’année terrible, l’assignation à résidence à la campagne en Bachkirie, la mort de sa mère, le retour longtemps attendu dans sa ville natale qui va être assiégée 900 jours, le fameux Blocus, un des épisodes épouvantables de la dernière guerre qu’elle vit depuis un hôpital-prison, où fille d’un ennemi du peuple, elle a pu trouver un travail. Un cortège d’horreurs : la faim, le froid atroce, la peur, les bombardements et les fusillades, la trahison de ses amis mais, aussi plus rares, des marques de bonté…
À travers ce destin, c’est celui de tout un pays qui est évoqué, et on sort de ce livre avec le sentiment que le peuple russe a vécu dans l’enfer d’une autre planète.
Avec Sourvilo, Olga Lavrentieva, grâce à une maîtrise stupéfiante, donne ses lettres de noblesse au roman graphique russe.
« Valentina traverse la nuit du siècle avec une force de caractère qui forge la singularité de ce nouveau témoignage sur le système soviétique. » Livres Hebdo, septembre 2020
Simon Lamouret, L’Alcazar, Sarbacane, septembre 2020, 208 p., 25 €
Véritable portrait social et culturel de la société indienne dans ses hiérarchies et fragmentations les plus intimes, L’Alcazar est un récit choral d’une beauté formelle saisissante, terriblement audacieux et dépaysant.
Inde, de nos jours, dans le quartier résidentiel d’une grande ville…
Sur le chantier d’un immeuble en construction coexistent une dizaine de personnages venus des quatre coins du pays : Ali,
le jeune ingénieur inexpérimenté, Trinna, un contremaître intransigeant, Rafik, Mehboob et Salma, manoeuvres provinciaux rêvant de lendemains meilleurs… mais aussi Ganesh et sa bande de Rajasthani, carreleurs hindous aux accents conservateurs qui viennent grossir les rangs de ce chantier supervisé par un jeune et riche promoteur.
Ce petit théâtre offre une vue microscopique de l’Inde contemporaine, où se côtoient langues, religions, chefs et larbins dans une précarité toujours portée par un vent tragi-comique.
Et, à mesure que l’immeuble s’élève laborieusement, les rêves et ambitions de chacun se heurtent et s’entremêlent dans ce paysage humain et urbain à couper le souffle.
Léonie Bischoff, Anaïs Nin, Sur la mer des mensonges, Casterman, août 2020, 190 p., 23.50 €
Début des années 30. Anaïs Nin vit en banlieue parisienne et lutte contre l’angoisse de sa vie d’épouse de banquier. Plusieurs fois déracinée, elle a grandi entre deux continents, trois langues, et peine à trouver sa place dans une société qui relègue les femmes à des seconds rôles. Elle veut être écrivain, et s’est inventé, depuis l’enfance, une échappatoire : son journal.
Il est sa drogue, son compagnon, son double, celui qui lui permet d’explorer la complexité de ses sentiments et de percevoir la sensualité qui couve en elle. C’est alors qu’elle rencontre Henry Miller, une révélation qui s’avère la première étape vers de grands bouleversements.
« Au terme d’une immersion en profondeur dans les milliers de pages que Nin a laissées, Léonie Bischoff est parvenue à brosser un portrait saisissant de cette femme caméléon et de sa quête effrénée d’une vérité ultime. Un travail de dentellière, auquel son trait léger et élégant, son utilisation du blanc et des crayons de couleur apportent une fraîcheur bienvenue et beaucoup d’émotion. » Télérama, 8 septembre 2020
JEUNESSE
Mark Janssen, Mon Île, Kaléidoscope, août 2020, 13.50 €
Des naufragés à la dérive échouent sur une île perdue au milieu de l’océan. Mais est-ce vraiment une île ? Sans le savoir, ils ont embarqué pour un nouveau voyage…
De 3 à 6 ans