LA SÉLECTION DE NOVEMBRE 2020
En ces temps troublés, prenons de la distance…avec des livres décalés, parfois drôles, souvent incisifs et impertinents qui contribuent à réfléchir à notre monde par l’évasion, l’humour, l’intelligence et l’ancrage au réel…
LITTÉRATURE FRANÇAISE
Mathias Enard, Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, Actes Sud, octobre 2020, 432 p., 22.50 €
Pour les besoins d’une thèse consacrée à “la vie à la campagne au XXIe siècle”, l’apprenti ethnologue David Mazon a quitté Paris et pris ses quartiers dans un modeste village des Deux-Sèvres. Logé à la ferme, bientôt pourvu d’une mob propice à ses investigations, s’alimentant au Café-Épicerie-Pêche et puisant le savoir local auprès de l’aimable maire – également fossoyeur –, le nouveau venu entame un journal de terrain, consigne petits faits vrais et mœurs autochtones, bien décidé à circonscrire et quintessencier la ruralité.
Mais il ignore quelques fantaisies de ce lieu où la Mort mène la danse. Quand elle saisit quelqu’un, c’est pour aussitôt le précipiter dans la Roue du Temps, le recycler en animal aussi bien qu’en humain, lui octroyer un destin immédiat ou dans une époque antérieure – comme pour mieux ressusciter cette France profonde dont Mathias Enard excelle à labourer le terreau local et régional, à en fouiller les strates historiques, sans jamais perdre de vue le petit cercle de villageois qui entourent l’ethnologue et dessinent (peut-être) l’heureuse néoruralité de nos lendemains.
Mais déjà le Maire s’active à préparer le Banquet annuel de sa confrérie – gargantuesque ripaille de trois jours durant lesquels la Mort fait trêve pour que se régalent sans scrupule les fossoyeurs – et les lecteurs – dans une fabuleuse opulence de nourriture, de libations et de langage. Car les saveurs de la langue, sa rémanence et sa métamorphose, sont l’épicentre de ce remuement des siècles et de ce roman hors normes, aussi empli de truculence qu’il est épris de culture populaire, riche de mémoire, fertile en fraternité.
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/10/14/regional-total-enard/
Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Gallimard, août 2020, 336 p., 20 €
«Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.»
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.
Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.
Fanny Chiarello, Le Sel de tes yeux,Editions de l’Olivier, janvier 2020, 176 p., 17 €
Sarah aime les filles. Dans cette petite ville du bassin minier du nord de la France, l’homosexualité n’est pas bien vue. Lorsque sa mère découvre, planqué sous le matelas de l’adolescente, un roman ayant pour sujet une relation amoureuse entre deux filles, elle entre dans une rage folle.
Mais que se passera-t-il lorsque Sarah, au cours d’une soirée, se retrouvera face à l’autrice du roman ?
Le Sel de tes yeux est l’histoire de cette rencontre en partie imaginaire entre une écrivaine et son personnage.
En partie seulement. Car Sarah existe vraiment. Fanny Chiarello l’a croisée un jour, alors que la lycéenne passait en courant. Elle l’a photographiée, sans pouvoir lui parler. Alors elle a écrit ce livre dans lequel elle s’adresse à la jeune fille en lui prêtant une famille, des amis, une amoureuse. Une « lettre à une inconnue », brûlante comme le sel des larmes que l’on n’a pas versées.
Yves Ravey, Pas dupe, Editions de Minuit, 2019, 144 p., 14, 50 €
On retrouve le corps de Tippi, la femme de monsieur Meyer parmi les débris de sa voiture au fond d’un ravin.
L’inspecteur Costa enquête sur ce drame : accident ou piste criminelle ?
Monsieur Meyer se plie aux interrogatoires de l’inspecteur, ce qui n’est pas de tout repos, d’autant qu’il n’est pas dupe.
« Aux yeux de l’écrivain, la réalité, comme la rose d’Angelus Silesius, est sans pourquoi. Et il n’y a pourtant que cette réalité qui importe. N’importe quel littérateur introduirait, à bon droit d’ailleurs, de l’épaisseur psychologique ; il expliciterait les intentions, les tenants et les aboutissants des actes, des pulsions. Chez Ravey, tout cela est absent. Il se méfie de tous les atermoiements de l’âme et de l’esprit. Une fois cette part évacuée, que reste-t-il ? Eh bien justement une étonnante capacité à restituer cette réalité, fût-elle nue et glauque, dont chaque personnage est l’acteur autant que la victime. Bien sûr, il y a du roman policier là-dessous. On a cité Manchette, ou même Simenon. Mais ce qui intrigue, c’est justement un certain pas de côté littéraire. Le roman policier est une chose, vaste, diverse… Le roman selon Yves Ravey en est une autre. Au lecteur de faire la différence, en n’étant dupe de rien. » Patrick Kéchichian, La Croix, 2019.
Emmanuelle Pireyre, Chimère, Editions de l’Olivier, août 2019, 224 p., 18,50 €
Emmanuelle, qui vient d’accepter d’écrire une tribune sur les OGM pour un quotidien national, mène l’enquête. À Newcastle, elle rencontre une biologiste obsédée par les manipulations génétiques et leurs monstrueuses chimères. Puis, aiguillée sur autre piste, elle suit au fin fond du Morvan un panel de citoyens tirés au sort pour réfléchir au futur. Dans le cadre d’un programme européen, chaque pays est en effet chargé d’un thème : Intelligence artificielle, Nanotechnologies ou Transgenre…
Au fil des découvertes, il lui faut une bonne dose de rationalité pour ne pas se perdre en conjectures, se décourager et s’effondrer dans une chaise longue. D’autant que le sujet attribué à la France, et sur lequel se penchent Wendy (Manouche idéaliste), Ingrid (candidate à Koh-Lanta), Antoine (entrepreneur trop sérieux), Batoule (psychanalyste voilée), Zacharie (employé d’Amazon amateur de drogues) et les autres panélistes est le Temps libre.
Manipulations génétiques et politiques s’entrecroisent. L’humour et le goût d’Emmanuelle Pireyre pour les questions fondamentales et sociales y répondent, faisant de ce roman une comédie irrésistible.
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/10/08/fiction-machine-delires-pireyre/
Eric Chevillard, L’Explosion de la tortue, Editions de Minuit, janvier 2019, 256 p., 18, 50 €
Les tortues de Floride élevées en aquarium ne sont pas tout à fait des cailloux. Elles ont donc besoin d’eau et de nourriture pour vivre. C’est ce que découvre le narrateur de cette histoire, de retour chez lui après un mois d’absence. Il croyait la sienne plus endurante, mais la carapace décalcifiée de la petite Phoebe se fend sous son pouce. Par ailleurs, alors qu’il s’employait à réhabiliter en la signant de son nom l’œuvre de Louis-Constantin Novat, écrivain ignoré du XIXe siècle, cette généreuse initiative se trouve soudain menacée. Or la forêt des mystères n’abrite pas que des crimes : les deux mésaventures pourraient bien être liées.
Fabrice Caro, Broadway, Gallimard, août 2020, 208 p., 18 €
La vie n’est pas une comédie musicale.
Une femme et deux enfants, un emploi, une maison dans un lotissement où s’organisent des barbecues sympas comme tout et des amis qui vous emmènent faire du paddle à Biarritz… Axel pourrait être heureux, mais fait le constat, à 46 ans, que rien ne ressemble jamais à ce qu’on avait espéré. Quand il reçoit un courrier suspect de l’Assurance maladie, le désenchantement tourne à l’angoisse. Et s’il était temps pour lui de tout quitter? De vivre enfin dans une comédie musicale de Broadway?
Après Le Discours, Fabrice Caro confirme son talent unique de prince de l’humour absurde et mélancolique.
https://www.lesinrocks.com/2020/09/14/livres/livres/broadway-le-nouveau-roman-hilarant-de-fabcaro/
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
Eva Baltasar, Permafrost, traduit du catalan par Annie Bats, Verdier, septembre 2020, 128 p., 15.50 €
Attention chef d’œuvre !
Pour pouvoir vivre, la narratrice de Permafrost n’a eu d’autre choix que de se protéger des femmes auprès desquelles elle a grandi, mère, sœur, tante, de leurs obsessions navrantes, de l’hypocrisie familiale et son cortège de mensonges ou de sourires pour entretenir cette idée de l’épouse comblée et de la mère épanouie. Mais derrière l’épaisse cuirasse qu’elle a dû se fabriquer, ne se retrouve-t-elle pas prise comme dans une terre perpétuellement gelée, enfermée avec ses pensées suicidaires ?
Heureusement il y a les chambres, celles où elle se réfugie dans la lecture passionnée d’autres vies, et celles où elle découvre le corps et les caresses d’amantes fabuleuses.
S’isoler, s’adonner au plaisir, même non solitaire, ne suffisent, cependant, pas à apaiser son malaise. Pour se libérer, il faut ce récit, écrit comme l’on se parle à soi-même, sans détours et sans craindre ni ce qui paraît immuable ni ce qui serait provisoire. Un corps avec ses sensations, une voix avec ses réminiscences, ses craintes et ses limites, pour enfin se sentir « vivante, vivante comme jamais ».
Andrus Kivirähk, Le Papillon, Le Tripode, 2017, 135 p., 19 €
Traduit de l’estonien par Jean-Pascal Ollivry.
Estonie, début du XXe siècle. Un soir, au sortir de l’usine dans laquelle il travaille, August rencontre par hasard le directeur du théâtre l’Estonia. Il quitte son emploi d’ouvrier et intègre la troupe, qui s’avère aussi loufoque qu’hypersensible : Pinna, le fondateur, les comédiens Alexander, Eeda, Sällik, Oskar. Mais aussi Erika, sa future femme, qui rejoint le théâtre peu de temps après lui. Elle symbolisera le Papillon, l’emblème du théâtre, en lui insufflant la légèreté dont le début de siècle prive le pays. Les planches de l’Estonia sont bientôt le seul lieu où la liberté et l’amour peuvent encore résonner, où les rires de l’amitié, les jeux et l’espièglerie ont encore leur place. Mais le théâtre, comme le papillon, est gracile : la brutale réalité du monde s’y invite, et, aux alentours, le chien gris qui la représente rôde et menace de soumettre cette troupe de rêveurs solidaires à la violence, à la séparation et à la mort.
Roman le plus doux et mélancolique d’Andrus Kivirähk, Le Papillon est une ode à la vie, à son renouvellement perpétuel, et à la création artistique. L’Estonia, lieu des visions magiques et des craintes surnaturelles, dessine en creux les souffrances et la force du peuple estonien depuis la Première Guerre Mondiale jusqu’à la seconde, en passant par sa première indépendance en 1920. La petite famille du théâtre, en défiant les lois toutes puissantes de la politique et de la nature par l’imagination et le jeu collectif, transcende son destin et dévoile ce qui demeure contre vents et marées : sa capacité à aimer et à se réinventer, toujours et sans contraintes.
https://bonnesfeuillesetmauvaiseherbe.wordpress.com/2017/03/12/le-papillon-de-andrus-kivirahk/
Eshkol Nevo, La Dernière interview, Gallimard, août 2020, 480 p., 24 €
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche
Un écrivain israélien à succès qui ressemble étrangement à l’auteur a accepté de répondre aux questions d’internautes sur ses livres. Chaque interrogation l’amène à s’ouvrir sur le couple qu’il forme avec Dikla, à avouer ses relations compliquées avec ses enfants ou encore à partager ses angoisses pour son meilleur ami, Ari, atteint d’un cancer. Sa vie tombe en ruine et ce questionnaire lui permet d’en parcourir les méandres, tissant la toile de sa propre histoire, au sein de laquelle il va et vient dans le temps, laissant progressivement apparaître les instants décisifs.
Dans ce roman tout en finesse, le narrateur livre, avec humour, une analyse désabusée de ce qu’il est et de son incorrigible besoin de transformer la réalité en fictions. En nous plongeant dans le quotidien de cet écrivain, Eshkol Nevo met en lumière des moments ordinaires qui nous touchent en plein cœur.
https://next.liberation.fr/livres/2020/10/16/eshkol-nevo-s-accorde-une-derniere-interview_1802621
POCHE
Emmanuel Venet, Marcher droit, tourner en rond, Editions Verdier, août 2016, 128 p., 13 €
Atteint du syndrome d’Asperger, l’homme qui se livre ici aime la vérité, la transparence, le scrabble, la logique, les catastrophes aériennes et Sophie Sylvestre, une camarade de lycée jamais revue depuis trente ans. Farouche ennemi des compromis dont s’accommode la socialité ordinaire, il souffre, aux funérailles de sa grand-mère, d’entendre l’officiante exagérer les vertus de la défunte. Parallèlement, il rêve de vivre avec Sophie Sylvestre un amour sans nuages ni faux-semblants, et d’écrire un Traité de criminologie domestique.
Par chance, il aime aussi la solitude.
Junot Diaz, La Brève et Merveilleuse Vie d’Oscar Wao, 10/18, août 2010, 352 p., 8,10 €
« Peu importe en quoi vous croyez, le fukú, lui croit en vous. » Le fukú, c’est la malédiction qui frappe la famille d’Oscar, une très ancienne légende dominicaine. Oscar, lui, rêve de mondes fantastiques, s’imagine en Casanova ou Tolkien… au lieu de quoi il grandit au fond de sa classe et de son New Jersey, binoclard fou de SF, obèse et solitaire. Ses seuls superpouvoirs sont ses voyages dans l’histoire de sa famille. Nourrie des destins de ses aïeux brisés par la torture, la prison, et l’exil, la vie d’Oscar s’écrit, fulgurante et désastreuse. Et rejoint la grande Histoire, celle de la dictature de Trujillo, de la diaspora dominicaine aux États-Unis, des promesses avortées du rêve américain.
La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao a remporté le National Book Award, puis le Prix Pulitzer 2008.
Jean-Paul Dubois, Kennedy et moi, Points, septembre 1997, 224 p., 6,50 €
S’il achète un revolver, rend visite à l’amant de sa femme, et finit par mordre sauvagement son dentiste, c’est que Samuel Polaris va mal. Très mal.
A moins que les autres, les gens «normaux» – avec leurs plans de carrière, leurs adultères, leur incompétence arrogante – n’aient basculé dans une sorte de folie collective.
Allez savoir.
Parce qu’il n’a pas le choix, parce qu’il est amoureux de sa femme et qu’il refuse de se résigner au pire. Samuel Polaris décide de reconquérir sa dignité. Même s’il doit, pour cela, voler à son psychiatre la montre que portait Kennedy le jour où il a été assassiné.
Nerveux, caustique, érotique, Kennedy et moi est le miroir où vient se refléter la «contre-vie» contemporaine.
Joël Baqué, La Fonte des glaces, folio, juin 2019, 272 p., 7, 50 €
Louis, un retraité taciturne, ancien charcutier, veuf à la vie tranquille et ordonnée, devient malgré lui une icône planétaire de l’écologie au terme d’un parcours commencé dans une brocante – où il découvre un manchot empereur pour lequel il va éprouver un irrésistible coup de foudre – qui se poursuit en Antarctique, puis dans le grand Nord et se termine dans le port de Toulon où Louis, juché sur un iceberg transporté là à grands frais par un fabricant de boissons à base de glace polaire fondue, devient un plaidoyer vivant, et contradictoire, contre la fonte de la banquise.
Dans ce roman, la fonte des glaces est celle de la banquise, comme on l’a vu, mais aussi celle d’un homme dont l’existence, jusqu’alors gelée, sans but, reprend son cours, un cours imprévisible, aventureux et mouvementé, drôle, mais grâce auquel sont aussi posées des questions importantes. Il est encore, ce roman, celui de l’épanouissement du grand talent de Joël Baqué, d’une écriture à la fois évidente, simple et riche, pleine de trouvailles. Il est aussi celui d’une imagination parfois joliment délirante, pleine d’humour et généreuse.
« La fonte des glaces est un petit bijou de style et de drôlerie, extrêmement bien ciselé, et qui, comme un iceberg, ne remue pas seulement en surface, mais aussi en profondeur. »
Pauline Delabroy-Allard, En Attendant Nadeau.
Jørn Riel, La vierge froide et autres racontars,10/18, 1997, 157 p., 6,10 €
La nuit polaire est longue au Groenland. Pour la meubler, les chasseurs disséminés sur le désert de glace se racontent leurs aventures, véridiques ou pas, leurs racontars, devant une bouteille de schnaps. Un soir, à court d’idées, Mads Madsen invente l’irrésistible Emma. Qui prendra vie d’une manière assez imprévisible…
» Cap sur le Groenland avec Jorn Riel, écrivain baroudeur et conteur malicieux. De son long séjour en Arctique il a rapporté des anecdotes, des récits, des » racontars « . En un mot, des histoires d’hommes seuls sur une terre glacée où le soleil, l’hiver, se couche très longtemps.
Ces rudes chasseurs ont d’étranges faiblesses, des tendresses insoupçonnées, des pudeurs de jeunes filles et des rêves d’enfants. Les solitaires s’emplissent de mots tus et, ivres de silence forcé, ils quittent parfois leur refuge pour aller » se vider » chez un ami.
Ces nouvelles de l’Arctique ont la rudesse et la beauté du climat qui les suscite. Souvent râpeuses, toujours viriles, parfois brutales, saupoudrées de magie et de mystère, elles nous racontent un monde où la littérature ne se lit pas mais se dit, où l’épopée se confond avec le quotidien, où la parole a encore le pouvoir d’abolir le présent et de faire naître les légendes. «
Michel Gazier, Télérama.
Umberto Eco, Baudolino, Le livre de poche, 2004, 672 p., 8,10 €
Charmeur, coquin, roublard et fieffé menteur, Baudolino, après une rencontre dont le récit restera un joyau de la fantaisie d’Umberto Eco, devient l’homme de confiance et le fin conseiller de l’empereur Frédéric Barberousse.
Toujours il rêve, affabule, et tout ce qu’il imagine finit par produire de l’Histoire. Poussé par Baudolino, l’empereur participe à la troisième croisade, prétexte pour aller remettre au Prêtre Jean, que l’on disait régner dans un lointain et inaccessible Orient, au milieu d’enchantements et de monstres, la plus précieuse des reliques de la chrétienté. Dès lors, l’histoire de Baudolino se déroule en une succession de récits plus ardents les uns que les autres.
Pillage de Constantinople ou mort mystérieuse de Frédéric, défilé d’épisodes terrifiants ou rebondissements ludiques, illuminations amoureuses ou règlements de comptes sanglants : c’est une quête totale où l’éclat de rire le dispute sans cesse à l’émotion, le clin d’œil philosophique ou historique à l’imagination et à l’humour.
Histoire d’amour, roman d’aventures picaresques, fresque historique, roman policier d’un crime peut-être parfait, roman de vengeance et théâtre d’inventions linguistiques hilarantes, Baudolino, vingt ans après, est un Nom de la rose laïque où l’on se joue à nouveau des fondements du savoir de l’humanité en une joyeuse et paillarde sarabande des corps et des esprits.
http://www.alalettre.com/eco-oeuvres-baudolino.php
Mika Biermann, Un Blanc, Anacharsis, 2019, 160 p., 9 €
L’expédition scientifique de L’Astrofant dans les contrées antarctiques était de calibre standard, avec au programme un petit supplément ludique : envoyer dans le ciel de minuit du 31 décembre 2000 une fusée de feu d’artifice depuis le pôle Sud, qui marquerait l’entrée dans le nouveau millénaire. Du gâteau.
Dire que ça a dérapé sur les pentes glissantes d’un iceberg quelconque serait trop facile – et très en-deçà de la vérité. Alors que s’est-il passé ?
Mika Biermann est parvenu à retracer la chronique de cette nef des dingues dans un récit polyphonique parfaitement givré qui inaugure de fracassante manière le roman d’aventures du XXIe siècle.
Comme si Edgard Poe, après avoir pris connaissance du surréalisme, des romans d’Échenoz et des films des Monty Python avait écrit ses Aventures d’Arthur Gordon Pym directement dans la traduction de Baudelaire. Ceci dit pour les références, s’il en fallait.
Car Mika Biermann possède un style propre, exact comme de la dentelle, doublé d’une palette multicolore qui distille par la grâce d’un même coup de pinceau l’ironie subtile et le grotesque bouffon sans jamais cesser d’être émouvant. Un Blanc fait partie de ces romans qui nous vengent et nous consolent tout à la fois de la médiocrité ordinaire. On pourrait y reconnaître du merveilleux.
Une sorte de révélation.
http://www.editions-anacharsis.com/IMG/jpg/blanc_charlie.jpg
Laurence Sterne, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman, Gallimard, 2012, 1066 p.,12,90 €
Traduit de l’anglais par Alfred Hédouin.
Assis à sa table, Tristram Shandy entreprend de relater sa vie et ses opinions, en remontant à l’origine : sa conception. Sans cesse interrompu par une famille loufoque, chacun évoquant son «dada» (philosophie, religion, art de la guerre mais aussi art des accouchements), il constate : «Plus j’écrirai, plus j’aurai à écrire». Publié en Angleterre entre 1759 et 1767, Tristram Shandy bouleverse le paysage littéraire ; Diderot écrira : «Ce livre si fou, si sage et si gai est le Rabelais des Anglais». Cette édition respecte les innovations typographiques de l’auteur et son usage inédit de la ponctuation : avec Tristram Shandy, Sterne a transformé la définition du roman, dans son rapport à la narration et à l’imprimerie.
https://www.lemonde.fr/livres/article/2006/10/05/qui-a-peur-de-tristram-shandy_820085_3260.html
ESSAIS
Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Editions Libertalia, juin 2019, 104 p., 10 €
« Notre société déborde de trop-plein, obscène et obèse, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. Elle est en train de s’effondrer sous son propre poids. Elle croule sous les tonnes de plaisirs manufacturés, les conteneurs chargés à ras bord, la lourde indifférence de foules télévisées et le béton des monuments aux morts. Et les derricks continuent à pomper, les banques à investir dans le pétrole, le gaz, le charbon. Le capital continue à chercher davantage de rentabilité. Le système productiviste à exploiter main-d’œuvre humaine et écosystèmes dans le même mouvement ravageur. Comment diable nous est venue l’idée d’aller puiser du pétrole sous terre pour le rejeter sous forme de plastique dans des océans qui en sont désormais confits ? D’assécher les sols qui pouvaient nous nourrir, pour alimenter nos voitures en carburant ? De couper les forêts qui nous faisaient respirer pour y planter de quoi remplir des pots de pâte à tartiner ? »
Dans cet essai philosophique et littéraire rédigé à la première personne, la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux questionne notre quotidien en convoquant le navigateur Bernard Moitessier, les lucioles de Pasolini ou Les Racines du ciel de Romain Gary. Elle propose un choix radical : refuser de parvenir et instaurer la dignité du présent pour endiguer le naufrage généralisé.
https://www.editionslibertalia.com/blog/entretien-avec-corinne-morel-darleux-mediapart-200331
ROMAN GRAPHIQUE
Alessandro Pignocchi, La Recomposition des mondes, Seuil, 128 p., 15 €
Que se trame-t-il exactement sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes ?
Notre anthropologue dessinateur mène l’enquête : s’agit-il d’un kyste peuplé de hippies violents ? Trop drogués pour comprendre qu’il faut partir puisque le projet d’aéroport est abandonné ? Ou de l’avant-poste, en Occident, d’un nouveau rapport au monde, affranchi de la distinction entre Nature et Culture ?
L’enquête emprunte des chemins imprévisibles sur ce bocage qui, d’emblée, nous absorbe, nous transforme et recompose les liens que nous entretenons avec les plantes, les animaux et le territoire.
Ancien chercheur en sciences cognitives et philosophie, Alessandro Pignocchi s’est lancé dans la bande dessinée avec son blog, Puntish. Son premier roman graphique, Anent. Nouvelles des Indiens Jivaros (Steinkis), raconte ses découvertes et ses déconvenues dans la jungle amazonienne, sur les traces de l’anthropologue Philippe Descola. Dans les deux suivants, Petit traité d’écologie sauvage et La Cosmologie du futur, il décrit un monde où l’animisme des Indiens d’Amazonie est devenu la pensée dominante, et où un anthropologue jivaro tente de sauver ce qui reste de la culture occidentale.
https://www.franceculture.fr/oeuvre/petit-traite-decologie-sauvage
JEUNESSE
Pénélope Bagieu – Roald Dahl, Sacrées sorcières, Gallimard, janvier 2020, 304 p., 23, 90 €
Les enfants sont répugnants!
Ils puent! Ils empestent!
Ils sentent le caca de chien!
Rien que d’y penser, j’ai envie de vomir!
Il faut les écrabouiller!
Les pulvériser!
Écoutez le plan que j’ai élaboré pour nettoyer l’Angleterre de toute cette vermine…
Attention! Les vraies sorcières sont habillées de façon ordinaire et ressemblent à n’importe qui. Mais elles ne sont pas ordinaires. Elles passent leur temps à dresser les plans les plus démoniaques et elles détestent les enfants. La Grandissime Sorcière compte bien les faire tous disparaître. Seuls un jeune garçon et son extravagante grand-mère semblent capables de l’en empêcher…
https://www.franceinter.fr/culture/bd-sacrees-sorcieres-de-roald-dahl-adapte-par-penelope-bagieu