LA SÉLECTION DE JANVIER 2021
LITTÉRATURE FRANÇAISE
Jerôme Bonnetto, Le Silence des carpes, Inculte, janvier 2020, 300 p., 18.90 €
Le robinet de cuisine de Paul Solveig fuit. Sa femme aussi. Pour sa femme, il ne peut rien faire, pour le robinet, il appelle un plombier tchèque. Au cours de son intervention, l’artisan laisse échapper une ancienne photographie de sa mère, disparue dans sa Moravie natale pendant la période communiste. Cet étrange cliché, d’une grande beauté formelle, fascine Paul.
Son épouse partie, son robinet réparé, plus rien ne le retient à Paris. Aussi le jeune homme quitte-t-il la France pour retrouver cette inconnue, avalée derrière le rideau de fer il y a plus de trente ans, et l’artiste qui l’a ainsi immortalisée. Il atterrit alors dans la petite ville de Blednice, au cœur de la Moravie, pour poursuivre sa folle enquête.
Mais Paul Solveig n’a rien d’un fin limier.
Le silence des carpes est un roman drôle souvent, aigre-doux parfois, un peu mélancolique aussi. C’est surtout une magnifique ode à la République Tchèque, à sa littérature, à son cinéma et à la folie de ses habitants.
Anne Maurel, La Fille du bois, Verdier, janvier 2021, 96 p., 13 €
Rien ne destinait mon grand-père à survivre. Blessé à la face en 1918, il a, par la suite, exercé l’emploi réservé de cantonnier et mené une vie qu’on pourrait dire sans histoires jusqu’à sa mort en 1973. Il a disparu sans rien laisser derrière lui. Toutes les traces matérielles de son existence, et même son nom, se sont effacées. Il a demeuré dans ma mémoire au travers de quelques menues images.
Mais plus que mes souvenirs d’enfance ce sont les signes qu’il ne cesse de m’adresser depuis sa mort, il y a près de cinquante ans, qui ont rendu ce récit nécessaire. Toute une série de coïncidences troublantes : le surgissement inattendu, dans le champ de mes perceptions, d’un être ou d’un animal, auquel il est en quelque façon associé ; des échos unissant, à travers le temps et l’espace, sa voix à d’autres ; des survivances répandues dans l’air, déposées sur les paysages. De lui j’ai hérité le goût des livres et de la marche.
Pour l’évoquer, j’ai fait avec ce que j’avais. Je n’ai pas consulté les archives de la Grande Guerre, ou si peu. Si enquête il y a, elle porte sur l’énigme de sa présence toujours vive. Elle questionne ces appels intermittents et ténus, adressés à moi seule et que je tente de saisir à même la peau des choses, dans leur innocente nudité, leur supposée insignifiance.
http://cafardsathome.canalblog.com/archives/2021/01/09/38749893.html
Bruno Pellegrino, Dans la ville provisoire, Zoé, janvier 2021, 128 p., 15 €
Au creux de l’hiver, un jeune homme s’installe dans une ville cernée par l’eau pour faire l’inventaire de l’œuvre d’une traductrice célèbre. Un ticket de supermarché enluminé de notes devient un document de même valeur qu’un manuscrit. Un tas d’habits sur le lit un indice aussi important que les piles de livres et de carnets.
Dans un décor que floute l’omniprésence de l’eau, le jeune homme cherche à percevoir la voix de la traductrice, à se représenter son corps, jusqu’à emprunter ses gestes et ses pensées.
Le processus d’allègement est inexorable et l’expérience devient vertigineuse. Ce roman baigné d’une lumière douce et trouble envoûte le lecteur grâce à une tension permanente, un secret.
Une présentation vidéo du roman par Bruno Pellegrino
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez,Albin Michel, janvier 2021, 416 p., 22.90 €
Notre monde touche à sa fin. Dans le sillage d’une apocalypse biologique, l’évolution des espèces s’est brutalement arrêtée, et les États-Unis sont désormais sous la coupe d’un gouvernement religieux et totalitaire qui impose aux femmes enceintes de se signaler.
C’est dans ce contexte que Cedar Hawk Songmaker, une jeune Indienne adoptée à la naissance par un couple de Blancs de Minneapolis, apprend qu’elle attend un enfant. Déterminée à protéger son bébé coûte que coûte, elle se lance dans une fuite éperdue, espérant trouver un lieu sûr où se réfugier. Se sachant menacée, elle se lance dans une fuite éperdue, déterminée à protéger son bébé coûte que coûte.
Renouvelant de manière saisissante l’univers de l’auteure de La Rose et Dans le silence du vent,le nouveau roman de Louise Erdrich nous entraîne bien au-delà de la fiction, dans un futur effrayant où les notions de liberté et de procréation sont des armes politiques.
En écho à La Servante écarlate de Margaret Atwood, ce récit aux allures de fable orwellienne nous rappelle la puissance de l’imagination, clé d’interprétation d’un réel qui nous dépasse.
Goliarda Sapienza, Lettre ouverte, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, janvier 2021, 240 p., 17 €
Acculée par ses contradictions, ses traumatismes et ses peurs, Goliarda Sapienza a décidé de faire face et de se confronter aux chaos de son passé.
C’est cela que nous propose avant tout Lettre ouverte, la conscience d’un conflit intérieur majeur et la volonté de le surmonter. Peu importe si cette aventure oblige Sapienza à couper les ponts avec le monde culturo-bourgeois qui était le sien jusqu’alors, si elle la laisse cloîtrée chez elle, l’écrivaine ira jusqu’au bout :
« Je me trouve maintenant avec les tiroirs ouverts débordant de lettres, de photographies. Des rubans, des chemisiers, des livres en tas en plein milieu de la pièce, par terre ; la porte crucifiée par l’échelle que le concierge m’a prêtée. Je ne pourrai plus sortir. Je resterai ensevelie entre le divan et la porte. »
Lettre ouverte a d’abord été publié en 2008 par les éditions Viviane Hamy, au sein d’un recueil intitulé Le Fil d’une vie.
Pour cette nouvelle édition, la traductrice a entièrement révisé sa première traduction, forte de sa connaissance des œuvres découvertes par la suite et des singularités – si grandes – de la langue de Goliarda Sapienza.
ESSAI
Justine Augier, Par une espèce de miracle, L’exil de Yassin al-Haj Saleh, Actes Sud, janvier 2021, 336 p., 21.80 €
Pendant une année, Justine Augier fait l’aller-retour entre Paris, où elle habite pour la première fois depuis la fin de ses études, et Berlin où elle rend visite à Yassin al-Haj Saleh, un des esprits les plus libres et les plus lucides de la dissidence contre le régime d’Al-Assad, pour remonter avec lui le fil de sa vie syrienne, de son exil forcé, d’une histoire personnelle intimement tressée à celle, violente, de son pays (seize années dans les prisons du père avant de rejoindre la révolution contre le fils).
Accompagnant son apprivoisement de ce nouveau temporaire berlinois, elle arpente avec Yassin son trajet de lecteur, étroitement lié à l’expérience carcérale, et sa rencontre par les livres avec la pensée et les écrivains européens de l’après-guerre, au premier rang desquels Hannah Arendt et Walter Benjamin.
Par une espèce de miracle nous ouvre ce dialogue fécond qui explore les points de résonance entre la tragédie de la Syrie et le passé de l’Europe, avec la volonté urgente de croire que la justice pourrait rendre au peuple syrien la dignité que sa révolution écrasée a tenté d’arracher, et dessiner une alternative au désespoir.
« Livre intense au cœur duquel elle a placé la voix, les mots, la pensée de cet intellectuel et écrivain, figure de l’opposition démocratique syrienne, aujourd’hui en exil à Berlin. (…) un récit singulier et exigeant, parfois ardu à force de densité – comme inspiré notamment par la grande Svetlana Alexievitch et la puissance de dénonciation de ses romans de voix. (…)
Par le contexte qu’il décrit – la Syrie contemporaine, en proie à la double barbarie du régime dictatorial de la famille al-Assad et du jihadisme – et par sa forme mêlant étroitement narration et réflexion. Par une espèce de miracle s’inscrit dans la continuité de De l’ardeur, le très beau livre que Justine Augier a consacré il y a quatre ans à Razan Zaitouneh. (…) Se tenir du côté du vivant, pour l’intellectuel syrien dont Justine Augier retrace ici le parcours, de l’enfance paysanne du côté de Raqqa jusqu’à l’exil berlinois, cela a consisté à identifier, nommer et affronter le nihilisme d’un régime tyrannique dont la pérennité est fondée sur des crimes atroces. »
Télérama, 8 janvier 2021
Bruno Latour, Où suis-je ?, Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, janvier 2021, 150 p., 15 €
Depuis la terrible expérience du confinement, les États comme les individus cherchent tous comment se déconfiner, en espérant revenir aussi vite que possible au « monde d’avant » grâce à une « reprise » aussi rapide que possible.
Mais il y a une autre façon de tirer les leçons de cette épreuve, en tout cas pour le bénéfice de ceux que l’on pourrait appeler les terrestres.
Ceux-là se doutent qu’ils ne se déconfineront pas, d’autant que la crise sanitaire s’encastre dans une autre crise bien plus grave, celle imposée par le Nouveau Régime Climatique. Si nous en étions capables, l’apprentissage du confinement serait une chance à saisir : celle de comprendre enfin où nous habitons, dans quelle terre nous allons pouvoir enfin nous envelopper — à défaut de nous développer à l’ancienne !
Où suis-je ? fait assez logiquement suite au livre précédent, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Après avoir atterri, parfois violemment, il faut bien que les terrestres explorent le sol où ils vont désormais habiter et retrouvent le goût de la liberté et de l’émancipation mais autrement situées.
Tel est l’objet de cet essai sous forme de courts chapitres dont chacun explore une figure possible de cette métaphysique du déconfinement à laquelle nous oblige l’étrange époque où nous vivons.
POLARS
Richard Morgiève, Cimetière d’étoiles, Joëlle Losfeld, janvier 2021, 480 p., 22 €
El Paso, Texas, 1963. Huit ans après la disparition du tueur en série appelé le Dindon *, les lieutenants Rollie Fletcher et Will Drake enquêtent sur la mort suspecte d’un Marine. Ce ne sont pas des modèles de vertu mais la vertu n’a jamais résolu une affaire criminelle. La ténacité, si.
Plus Fletcher et Drake progressent dans la recherche de la vérité, plus cet absolu leur échappe, plus l’enquête se révèle être une hydre aux multiples visages.
La mort à tous les étages: voilà ce qu’ils auront au menu et qu’ils feront passer avec des balles blindées et des amphétamines. Pas de castagnettes mais des poings américains.
Comme seule loi, la loi du talion version country : pour un oeil les deux, pour une dent toute la gueule. On remplit les cimetières comme on peut et on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. En témoigne cette pluie d’étoiles mortes qui tombe du drapeau américain à la fin du livre.
« …tout au long de cette équipée rédemptrice, Richard Morgiève nous balade dans les codes du genre, arrange les paroles d’Évangile à sa sauve et nous adresse des clins d’œil complices. Il est là son art pour serrer le lecteur : le second degré fraternel. » Livres Hebdo, 26 novembre 2020.
LIVRES DE POCHE
James C. Scott, Homo Domesticus, Une histoire profonde des premiers États, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry, La Découverte, janvier 2021, 324 p., 13 €
Aucun ouvrage n’avait jusqu’à présent réussi à restituer toute la profondeur et l’extension universelle des dynamiques indissociablement écologiques et anthropologiques qui se sont déployées au cours des dix millénaires ayant précédé notre ère, de l’émergence de l’agriculture à la formation des premiers centres urbains, puis des premiers États.
C’est ce tour de force que réalise avec un brio extraordinaire Homo domesticus. Servi par une érudition étourdissante, une plume agile et un sens aigu de la formule, ce livre démonte implacablement le grand récit de la naissance de l’État antique comme étape cruciale de la « civilisation » humaine.
Ce faisant, il nous offre une véritable écologie politique des formes primitives d’aménagement du territoire, de l’« auto-domestication » paradoxale de l’animal humain, des dynamiques démographiques et épidémiologiques de la sédentarisation et des logiques de la servitude et de la guerre dans le monde antique.
Cette fresque omnivore et iconoclaste révolutionne nos connaissances sur l’évolution de l’humanité et sur ce que Rousseau appelait « l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ».
« Ereinté, cassé en deux au milieu de son champ à prendre soin de ses pommes de terre, un cultivateur se demande tout à coup si c’est vraiment l’homme qui a domestiqué la patate, ou l’inverse. L’anecdote, rapportée par James C. Scott, illustre l’esprit et l’enjeu d’Homo domesticus,son nouvel ouvrage : ne plus seulement envisager l’homme comme espèce domesticatrice, mais aussi comme espèce domestiquée.
Ce ne sont bien sûr ni la patate ni les céréales qui ont domestiqué sapiens mais une succession d’événements culminant avec l’émergence d’une institution dont nous avons cessé de percevoir les contours, tant elle est désormais ubiquitaire : l’Etat. »
Le Monde des Livres, 5 janvier 2019
Giosue Calaciura, Borgo Vecchio, traduit de l’italien par Lise Chapuis, Gallimard, janvier 2021, 160 p., 6.90 €
« Il les vit tellement seuls au monde, il les reconnut dans le caprice de Dieu et dans la violence sans remède de la nature, prisonniers du rêve sans mystère des enfants du Borgo Vecchio. »
Mimmo et Cristofaro sont amis à la vie à la mort. Ils grandissent dans un quartier misérable de Palerme, parmi les parfums de la mer, le marché aux balances truquées et les venelles tortueuses où la police n’ose pas s’aventurer. Le soir, tandis que Cristofaro pleure sous les coups paternels, Mimmo cherche à apercevoir Celeste, qui patiente sur le balcon quand sa mère reçoit des hommes. Tous les trois partagent le même rêve : avoir pour père Totò, voleur insaisissable et héros du Borgo Vecchio. Lui seul possède un pistolet, dont Mimmo voudrait bien se servir pour sauver Cristofaro d’une mort certaine…
« Violence et beauté se mêlent au cœur de ce roman envoûtant, qui nous tient en haleine jusqu’au grand final. « Il y a le meilleur de Garcia Marquez dans la prose canaille et tendre de Giosuè Calaciura (remarquablement traduite), où le réalisme magique reste en sourdine. Quelque chose aussi de la fantaisie débridée de sa compatriote sarde Milena Agus.
Alliant le poétique à l’épique, le tragique au comique, Borgo Vecchio célèbre une humanité à toute épreuve.» Delphine Peras, L’Express
PHILOSOPHIE
Corine Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Le Seuil, janvier 2021, 336 p., 23 €
Comment défendre les Lumières aujourd’hui ? Leur idéal d’émancipation a-t-il encore un sens ?
On ne saurait se borner à invoquer un esprit des Lumières immuable dans un contexte marqué par le réveil du nationalisme, les crises environnementales et sanitaires et l’augmentation des inégalités.
Faire face au danger d’effondrement de notre civilisation sans renoncer à la rationalité philosophico-scientifique, mais en tenant compte de notre dépendance à l’égard de la nature et des autres vivants : telle est la démarche qui fonde ce livre. Pour combattre les anti-Lumières qui souhaitent rétablir une société hiérarchique ou théocratique et répondre aux accusations des postmodernes qui suspectent tout universalisme d’être hégémonique, il faut donc proposer de nouvelles Lumières.
Celles-ci supposent de revisiter l’histoire des Lumières, mais aussi de lutter contre l’amputation de la raison qui a été réduite à un instrument de calcul et d’exploitation.
L’objectif des Lumières à l’âge du vivant et de leur projet d’une société démocratique et écologique est bien de destituer le principe de la domination – une domination des autres et de la nature à l’intérieur et à l’extérieur de soi qui traduit un mépris du corps et de la vulnérabilité.