Séminaire de travail avec Jean-Claude Milner
Lagrasse, le 11 août 2015, de 14 h à 16 h
La Puissance du détail, phrases célèbres et fragments en philosophie (Grasset, 2014)
Je rappelle la manière dont nous avons pris l’habitude de procéder. Je commence par prendre la parole, en résumant le projet qui a été le mien dans mon livre intitulé « La puissance du détail ». J’essaierai d’être le plus bref possible, et je serai certainement assez bref dans la mesure où le livre n’a pas une architecture unitaire mais a des points d’insertion différents. Ce serait donc trop long en vérité et à mon avis inutile de reprendre une par une les différentes stations que j’ai parcourues.
Et ensuite je souhaite que les uns et les autres vous posiez des questions auxquelles je tenterai de répondre. Je souligne que le mot question est important. Il faut que cela se termine sous forme interrogative, de telle façon que je puisse intervenir de manière féconde. La limite de temps est de toute façon marquée par le fait qu’à 16 heures Olivier Rolin intervient.
« La puissance du détail », le titre dit assez bien, me semble-t-il, ce que j’ai projeté de faire. Parmi les textes qui sont rassemblés, beaucoup préexistaient; pratiquement aucun n’a été reproduit tel qu’il était. Ils ont tous été plus ou moins réécrits, mis à part peut-être le texte sur Lacan, qui n’appelait pas de grandes modifications. Pour le reste, ou bien ce sont des textes inédits ou bien ce sont des textes repris, avec parfois des changements de perspective assez importants. Le livre que vous avez en main date bien de la date qu’il porte, même si le matériau de départ était plus ancien. Le principe de rassemblement, c’est que chaque texte porte sur un point de détail. J’essaie de montrer que ce détail peut se déplier et qu’en le dépliant, on découvre quelque chose, appelons cela un paysage, que l’on ne pouvait pas nécessairement prévoir. C’est un peu comme les éventails ou les tableaux japonais qu’on déroule et peu à peu apparaît un paysage qu’on ne pressentait pas. Les auteurs que j’ai interprétés sont pour la plupart des auteurs connus. Pas toujours, mais quand ce ne sont pas des auteurs connus, l’objet qui a motivé mon intervention est lui relié à des évènements connus. Je pense par exemple à mon texte sur la langue d’Ésope; l’auteur dont je pars est Wittfogel que l’on ne cite plus guère aujourd’hui, qui n’a jamais été une célébrité en vérité. Mais par son usage de l’expression de la langue d’Ésope, il se relie à deux phénomènes massifs : le maccarthysme d’une part et d’autre part l’interprétation que le XXème siècle a été appelé à développer concernant la révolution d’octobre 17 et le léninisme. Non seulement l’auteur lui-même n’est pas très connu, mais le passage que j’ai commenté forme une petite note de bas de page, dans un livre qui ne se lit plus beaucoup. Reste qu’ils se rapportent à des événements qui ont leur propre célébrité. Mais qu’est-ce que la célébrité ? Rien d’autre qu’un système de préjugés. Et l’un des moyens les plus efficaces d’y échapper, c’est de se souvenir que la loi de fonctionnement de ce système est la massivité. On prend les objets, les textes ou les auteurs de manière massive. A la limite, cela devient tellement massif qu’on se borne à réitérer. Cela a été examiné par Roland Barthes : il raille les critiques littéraires qui terminent sur « Racine est Racine » et « Corneille est Corneille ». L’objet est pris dans une telle massivité que l’on ne peut plus que réitérer l’objet lui-même. Si le système de préjugé fonctionne dans la massivité alors le moyen, le lieu où l’on peut y échapper c’est le détail parce que le système de préjugé n’a pas en quelque sorte le type d’échelle qui lui permette d’atteindre le détail. Si l’on parle du détail en s’appuyant sur lui, en révélant par une procédure aussi rigoureuse que possible, aussi précise et soigneuse que possible, on déploie, on déplie ce que le détail recèle en puissance. De là un des premiers sens du mot puissance dans « La puissance du détail ».
Le deuxième point, c’est que, en déployant ce que le détail contient en puissance, on met en place une machinerie d’érosion, d’usure du système de préjugés que constitue la célébrité. Tout le monde sait d’avance ou croit savoir d’avance ce que signifie la phrase de Marx la religion est l’opium du peuple, parce que c’est une phrase célèbre. Cette célébrité comporte avec elle le préjugé et le préjugé consiste à prendre la phrase dans sa massivité, sans prendre garde à un détail qui se loge, se niche dans l’usage du génitif en de. Cet usage du génitif est d’autant moins aperçu que pratiquement aucun spécialiste de la langue, y compris de la langue française, ne l’a noté. Si j’en avais l’envie ou la patience, il pourrait faire l’objet d’un article dans une revue de linguistique. Il y a en français un génitif que l’on peut appeler le génitif de proportion ; il ressemble à un génitif d’appartenance ou à un génitif d’agent, mais il a une autre interprétation.
De la même manière, la phrase finale du Phédon nous sacrifierons un coq à Asclépios, est une phrase célèbre, qui a été étudiée de manière pratiquement ininterrompue au moins depuis le XIXème siècle et en fait bien avant, dès l’antiquité tardive. Et pourtant c’est une phrase qui reste obscure, sauf qu’une interprétation s’était imposée, une interprétation très intéressante, pas du tout indigne, due à un philosophe néo-platonicien. Elle s’est imposée au fil du temps, en particulier à cause de l’influence de Victor Cousin, grand traducteur et grand commentateur de Platon. Là encore, ce préjugé repose sur une approche massive du platonisme et sur la mise en équivalence qu’il semble établir entre la vie terrestre et une maladie. Socrate, au moment de mourir, se sentirait délivré de la vie terrestre et donc de la maladie; il souhaiterait que l’on sacrifie un coq au dieu des guérisons, à savoir Asclépios. Si l’on regarde dans le détail, rien ne marche. Rien ne marche parce que si la vie terrestre a un rapport avec la maladie, ce n’est pas un rapport d’identification, c’est un rapport d’analogie. La vie terrestre n’est pas une maladie, la vie terrestre est comme une maladie. Ce n’est pas du tout la même chose. Et quitter la vie terrestre, ce n’est pas une guérison. C’est éventuellement comme une guérison. Et si c’est comme une guérison, alors le dieu des guérisons, à savoir Asclépios, ne s’en occupe pas : il ne s’occupe que des guérisons au sens propre, il ne s’occupe pas des guérisons qui sont, si j’ose dire, analogiques. En fait, il faut essayer de trouver de quelle maladie au sens propre et de quelle guérison au sens propre il s’agit. J’ai tenté l’entreprise en étendant l’enquête au Criton. Selon moi, Socrate a été saisi d’une crise de folie; il en a été guéri.
Je pourrai continuer, mais je m’arrêterai là pour souligner ce qu’est la puissance du détail : c’est à la fois ce que le détail recèle en puissance et, par la mise au jour de ce que le détail recèle en puissance, le dégagement, la constitution d’une puissance de discours suffisante pour abattre une machine de préjugés qui dans certains cas est presque coextensive à la culture elle-même. Je reprends par exemple le commentaire du texte de Platon. On peut dire que l’interprétation de la vie terrestre comme maladie est presque coextensive à la culture occidentale elle-même. En l’occurrence, lever cette identification, faire apparaître la différence entre une identification et une analogie, c’est toucher à un mécanisme essentiel de la culture. Or, on peut généraliser; comme j’ai eu l’occasion de le montrer à plusieurs reprises dans ce livre, la confusion entre l’identité (x égale y) et l’analogie (x est à y ce que a est à b), cette confusion entre l’identité et l’analogie est le ressort fondamental de ce que j’appellerai une machinerie de mensonges. Je prends un exemple très simple : un chef de gouvernement dira très facilement mon gouvernement est une équipe et, dans toute équipe, il y a un capitaine. Le public est appelé à conclure à des identités : je suis le capitaine d’une équipe, mon gouvernement est une équipe. Mais ce qui est dit en vérité, c’est que le chef du gouvernement est à son gouvernement ce que le capitaine d’une équipe de football est à une équipe de football. C’est une analogie. De là on ne peut pas tirer l’identité, le signe égal. Je pourrai prendre d’autres exemples, mais vous pouvez en fabriquer vous-mêmes à partir de celui-là.
On peut commencer à se poser d’autres questions : pourquoi il est intéressant de confondre identité et analogie dans ce cas-là ? Pourquoi est-ce que l’analogie avec le sport permet de faire accepter quelque chose concernant le mode de fonctionnement du pouvoir politique ? Pourquoi est-ce que, de manière générale, la confusion entre analogie et égalité permet de faire accepter des comportements ou des décisions qui ne devraient pas l’être.
Autre exemple : l’Europe est une famille; quand dans une famille, un des membres se trouve dans la difficulté, il ne faut pas qu’il quitte la famille, mais il faut l’aider pour qu’il reste dans la famille, tout cela s’est présenté comme une série d’identité, alors que fondamentalement c’est une analogie. Or une fois qu’on a dit que l’Europe est comme une famille, on commence à s’interroger : mais peut-être qu’elle n’est pas du tout comme une famille. Non seulement on a confondu analogie et identité, mais l’analogie elle- même ne fonctionne peut-être pas. On se rend compte que l’identité qui a été affirmée au départ est d’autant plus mensongère qu’elle procède en deux temps de confusion : elle fait prendre une analogie pour une identité, mais on se rend compte que l’analogie elle-même est fallacieuse. Si vous écoutez les discours politiques, vous trouverez fréquemment ce type d’opération à deux degrés de tromperie.
Je prends un autre exemple. Dire que l’on va nettoyer les banlieues au karcher, c’est une analogie. Tout le monde sait que l’on n’utilisera pas le karcher, qu’on utilisera quelque chose qui fonctionnera comme le karcher. Et tout le monde sait que ce qu’on nettoie avec le karcher, ça n’a rien à voir avec une configuration sociale ou urbaine. Mais on part d’une analogie qui n’est pas complètement développée : les banlieues sont souillées par des désordres comme une terrasse est souillée par des saletés, des ordures etc. De là on passe à l’identité qui ferait scandale si elle était exprimée ouvertement, mais qui est impliquée logiquement par la construction que l’on vient de mettre en place : ceux qui créent du désordre dans les banlieues sont des ordures, non pas analogues mais identiques aux ordures qui souillent une terrasse. C’est évidemment l’opération cachée d’analogie transposée en identité, celle qui n’apparaît pas parce qu’elle rendrait insupportable tout le dispositif, c’est cette analogie cachée, ce mensonge caché qui donne toute sa portée à l’élément de discours. J’ai pris là un exemple qui est resté dans les mémoires mais je pourrais prendre toute une série d’autres exemples y compris dans la bouche du gouvernement actuel. Cela veut dire en vérité que la machine de mensonges que constitue la confusion entre analogie et identité est commune à toutes les sensibilités politiques; elle fait partie de la langue politique elle-même et en fait, de toute langue de pouvoir.
Si on arrive à faire que le détail puisse introduire une fissure, un ébranlement dans la machinerie de discours que fait fonctionner un pouvoir de quelque nature qu’il soit, un pouvoir politique, un pouvoir religieux, etc., je pense que ce serait déjà un grand pas. Mais bien entendu, pour donner une assise à cette machine de déconstruction des mensonges, il faut démontrer son efficacité sur des objets qui n’ont pas de rapport direct avec le pouvoir, d’où la place que j’ai accordée par exemple à la peinture, un tableau de Poussin, ou au texte de Platon qui n’est pas directement lié au pouvoir. En fait ce sont les deux textes qui ne sont pas directement lié au pouvoir ; la plupart des autres sont liés directement ou indirectement à l’exercice du pouvoir. Par un effet presque statistique, on pourrait dire que la Puissance du détail apporte une contribution à la déconstruction de tout type de langue de pouvoir. Je rejoins dans cette entreprise de glorieux et grands prédécesseurs, je pense à Roland Barthes, qui a déconstruit le discours colonialiste avec des opérations, je ne dirai pas semblables, mais en tout cas analogues à celles que j’ai utilisées, ou à Jean-Paul Sartre qui lui aussi a déconstruit le discours colonialiste, à la même période, à savoir la guerre d’Algérie.
Cette période demeure très importante dans la genèse des mécanismes de la langue politique en France. Je rappelle la formule censée décrire l’avenir que la IV e République prévoyait pour l’Algérie : l’indépendance dans l’interdépendance, elle serait passionnante à démonter. On doit à François Mitterrand une formule plus passionnante encore : la seule négociation, c’est la guerre, parce que l’Algérie c’est la France. Cette phrase est tout à fait remarquable parce qu’elle se présente comme une analogie et en réalité c’est une identité. Elle empreinte sa force apparente à un système à quatre termes comme dans une analogie, x est à y ce que a est à b, mais en vérité, tout repose sur la phrase identitaire : l’Algérie c’est la France. Et à partir de là vous tirez la négociation, c’est la paix. Pardon. Justement, la négociation c’est la guerre. Mon erreur est révélatrice. Dès qu’on entendait le mot négociation, on allait vers le mot paix. Toute l’opération de discours que François Mitterrand avait mise en place à ce moment-là consistait à inverser les rouages.
J’ai parcouru un certain nombre d’angles d’approche de mon livre. Je voudrais terminer par la notion de détail que j’ai reprise de Daniel Arasse. Cet historien de la peinture approchait les tableaux, non pas dans leur globalité mais par un détail. Et généralement un détail qu’on ne voyait pas soit parce qu’il était dans l’ombre – dans l’ombre peinte ou dans l’ombre du lieu où se trouvait la peinture -, soit parce qu’il était sur le devant du tableau. D’où le titre de son dernier recueil : On n’y voit rien. Le détail en peinture est un détail qu’on ne voit pas. C’est alors le ne pas voir le détail qui constitue la puissance du détail. Dans une certaine mesure, je le dis dans mon introduction, on pourrait dire que dans le discours, le détail c’est ce qu’on ne comprend pas. On n’y comprend rien. Le problème, c’est qu’on voit qu’on ne voit pas. Il suffit de le pointer pour qu’aussitôt on le voie et qu’on voie qu’on ne voyait pas. Tandis que dans le discours quand on ne comprend pas, que vraiment on ne comprend pas, on ne comprend pas qu’on ne comprend pas. Autrement dit le masque du détail, c’est sa clarté. C’est que c’est facile à comprendre. Si vous prenez l’exemple le plus frappant, la religion est l’opium du peuple, la puissance de ce détail, c’est que justement on ne comprend pas qu’on ne comprend pas. J’en ai fait l’expérience, pas sur ce texte, mais sur d’autres ; certains critiques ou lecteurs me disaient : qu’est-ce que vous allez chercher ? C’est très simple, c’est enfantin; pas besoin de faire tant d’histoires. Là, j’étais sûr d’avoir touché juste. Au fond, je l’avais appris depuis longtemps par les exercices de traduction : quand c’est facile, c’est là qu’on a fait un contre-sens. De la même manière, quand c’est facile dans un discours, c’est là qu’en fait on a manqué quelque chose, qu’en vérité on a nécessairement manqué quelque chose. Ce qui fait qu’entre la méthode de Daniel Arasse et la mienne, il reste une différence majeure, c’est que Daniel Arasse n’avait pas d’effort à faire pour faire voir qu’on ne voyait rien. Et son travail, en quelque sorte partait de cette évidence qu’On ne voit rien, alors que l’un des aspects de mon travail, c’est de faire comprendre qu’on ne comprend pas. Ce qui fait que la première étape de la clarification, c’est l’obscurcissement.
Question
J’ai une question. Justement d’une phrase à laquelle je n’ai rien compris. A la suite de ce que vous dites : On n’y voit rien, On n’y comprend rien.
« Daniel Arasse avait choisi pour titre On n’y voit rien. Je l’aurais volontiers adapté à mon usage. On n’y comprend rien, belle devise pour réveiller le fragment discursif. J’aime ce y, qui ne renvoie à rien d’autre que le rien lui-même et, sous les espèces de ce rien, à personne d’autre qu’un sujet parlant. J’aime qu’on ne se rende pas compte que la phrase en y est embrayée sur un acte de parole et que l’embrayage, loin de passer par un je, passe par l’évidement du je. Le y dessine un hiéroglyphe du sujet barré ». Pages 18-19.
Jean-Claude Milner
L’embrayeur est une notion qui a été développée par Jakobson. Ce sont des termes qui renvoient nécessairement au sujet parlant. Par exemple, quand je dis je, mais en fait tous les pronoms personnels se situent par rapport à celui qui parle. Considérons les temps du verbe : un verbe au passé n’est passé que par rapport au présent où je l’énonce. Ici et là se distinguent par rapport au lieu où je parle. De même les démonstratifs, etc. L’embrayage repère ce mouvement par lequel un terme de langue passe par celui qui parle. Dans le On n’y comprend rien qu’est-ce que c’est que y ? Qu’est-ce qu’il désigne ?
Dans l’usage qu’en faisait Daniel Arasse, On n’y voit rien renvoyait à un détail qu’il pouvait situer objectivement. Y est spécifiant et non-embrayé. Il n’en va pas de même dans l’usage courant; vous descendez de votre voiture dans la nuit, vos phares sont cassés, vous posez le pied par terre, vous vous tordez la cheville, et dites : on n’y voit rien. A quoi cela renvoie ce y ? Cela ne renvoie pas à un emplacement particulier, à un détail, mais au contraire, cela renvoie à la situation d’ensemble où vous vous trouvez en tant que sujet parlant. Y est généralisant et embrayé.
A mon avis c’est encore plus net dans On n’y comprend rien. Le On n’y comprend rien me paraît renvoyer à l’ensemble de ce qui pourrait être compris, mais n’est pas compris au moment où vous cherchez à comprendre. Y est généralisant, mais aussi embrayé : on n’y comprend rien renvoie au fait global que je ne comprends pas. Mais alors qu’est-ce qui renvoie au je ? Rien d’autre que le y. Le y est une désignation du sujet parlant, une désignation du je, sauf qu’il apparaît sous la forme d’une troisième personne, une troisième personne inassignable, globale. Si vous reprenez ma phrase dont je reconnais volontiers qu’elle n’obéit pas à la règle sujet, verbe, complément, si vous reprenez ma phrase, vous voyez que j’essaie de mettre en rapport le fait que y ne renvoie à rien de situable, sauf au fait global de la non-compréhension, mais ce fait global est situé par rapport à moi, c’est-à-dire qu’On ne comprend rien parce que je ne comprends pas. De ce point de vue, le y est malgré tout une manière d’écrire le je. C’est pour cela que je dis que c’est un hiéroglyphe; dans l’écriture égyptienne, l’hiéroglyphe qui a la forme d’un faucon va pouvoir désigner tout autre chose qu’un faucon. De manière analogue, le y a une forme n’est pas la forme écrite du je, mais néanmoins, dans cet exemple particulier, c’est une manière d’inscrire le je dans l’écriture.
Question
A la page 101 vous relevez ce qui précède c’est l’opium du peuple, je ne connaissais pas ce qui précédait, vous l’avez révélé en deux étapes, mais qu’est-ce qui procède de cette extraction et qu’est-ce qui fait que cette extraction on s’en empare si aisément ? Si on lit ce qui précède éclaire la formule mais on en fait une formule isolée.
Jean-Claude Milner
Ça, c’est si j’ose dire, l’écriture de Marx, surtout à cette période-là. On n’est pas dans le Capital, mais dans une période de jeunesse. Tous les jeunes gens, quand ils débutent dans l’écriture, il faut qu’ils fassent impression, qu’ils marquent. Et à ce moment-là, dans l’art d’écrire des étudiants allemands de cette génération, la formule qui marque, est du type a est b. Pour que cela marque, il faut que a et b soient maximalement distants. Si vous lisez le texte de Marx, vous trouvez un enchaînement de phrases a est b; elles sont en gradation et la gradation repose sur le degré d’éloignement entre a et b. La logique du texte est de partir de phrases où a et b ne sont pas très distants l’un de l’autre, pour arriver à une phrase où ils sont très distants l’un de l’autre, en l’occurrence, la mise en rapport de la religion et de l’opium. Cela a fonctionné puisque c’est la phrase qui a marqué, alors qu’on a oublié les autres phrases qui disent d’un certain point de vue la même chose. J’ajoute que ces phrases en a est b sont toutes des phrases en a est b de c, c’est-à-dire qu’il y a un génitif : b de c. Or, la plupart des génitifs b de c pourraient être interprétés comme des génitifs d’appartenance. Par exemple « le soupir de l’âme opprimée » : c’est l’âme opprimée qui soupire. Mais considérons la religion est l’opium du peuple, Marx, consciemment ou inconsciemment, je n’ai pas les moyens de trancher, après tout cela n’est pas mon problème, joue sur le fait que sa phrase n’a de sens que si le peuple ne consomme pas d’opium. Autrement dit ça n’est pas un génitif d’appartenance; au contraire c’est parce que l’opium et le peuple n’ont aucun rapport que la phrase fonctionne. Alors que dans la religion est le soupir de l’âme opprimée, c’est le contraire. C’est parce que l’âme opprimée est en relation avec son soupir que la phrase fonctionne. Vous passez d’un système a et b de c où le génitif est un génitif de connexion, de proximité, d’appartenance à un génitif de distance, de non-proximité, de non-appartenance. A mon avis, cela a éclaire la deuxième raison pour laquelle la phrase s’est fixée dans les esprits; elle a permis de donner une forme percutante à ce que j’appellerai l’irréligion de mépris. Autrement dit, si la religion, comme dit Eddy Mitchell, la religion, c’est l’opium, la religion se charge de tous les mépris dont on charge l’opium. Or, l’irréligion du mépris au XIXème siècle a succédé à l’irréligion de la moquerie, qui est celle du XVIIIème siècle. Voltaire pratiquait l’irréligion de la moquerie. Au XIXème siècle, on passe à une étape supplémentaire. A mon avis, la cause en est ce très grand évènement qu’a été la Terreur; la Révolution française n’a pas simplement nationalisé les biens du clergé ce qui en soi est déjà énorme; elle a aussi pratiqué la Terreur. Les statistiques montrent que parmi les professions les plus représentées, parmi les décapités, la profession la plus représentée, ce sont les prêtres. On a là quelque chose qui a frappé de stupeur les Français eux-mêmes et les Européens. De ce fait l’église catholique, mais aussi l’ensemble des églises sont devenues contre-révolutionnaires. En retour, du point de vue de Marx, et de l’ensemble de ce que l’on peut appeler les mouvements révolutionnaires européens, les églises sont devenues par elles-mêmes méprisables, parce qu’elles ont choisies d’être contre-révolutionnaires. D’où ce que j’appelle l’irréligion du mépris. Or, il n’est pas si facile d’écrire, de littéraliser le mépris. Là on a une formule qui d’une manière extrêmement ramassée -grâce à un contresens, grâce à une déformation, peu importe – exprime le comble du mépris que l’on porte à la religion : la religion est un opium. A ce moment, l’Europe, dans son ensemble, en tout cas l’Europe continentale considère l’opium comme une abomination, au même titre qu’aujourd’hui nous considérons l’héroïne comme une abomination.
Question
En vous écoutant parler, je me suis dit que dans le fond passer de l’analogie à l’identité c’est la force du langage, c’est le pouvoir métaphorique du langage, et à un niveau poétique quand on passe de l’analogie à l’identité on s’évade, enfin, l’océan de ton regard on se roule dans l’océan et c’est délicieux. Est-ce que le problème aujourd’hui c’est finalement la question de la nature même du langage, c’est-à-dire que on a plus un langage qui fait sens, on a un langage qui fait image et il fait image parce qu’il faut faire coup de poing. Et donc le problème ce n’est pas seulement celui du langage par rapport au pouvoir parce que c’est celui d’un pouvoir d’image donné au langage et le lieu commun devient un danger à ce moment-là d’autant plus qu’il y a création de langage artificiel et un pouvoir massif. Donc moi je vis votre livre comme un appel à la vigilance c’est-à-dire attention ! Comment lire mieux ? Mais on est en face d’un problème de civilisation finalement et de changement de nature du langage.
Jean-Claude Milner
De nature, je ne sais pas. De position, certainement. Si lisez un article de dictionnaire tel qu’il est construit aujourd’hui, ils reposent tous sur la différence entre sens propre et sens figuré. Tous. Et tous partent de l’hypothèse qu’il y a d’abord eu le sens propre et qu’ensuite par analogie, on est passé au sens figuré et qu’ensuite le sens figuré a pu entrer en relation d’identité avec le sens propre. Le modèle que je mets en place est un modèle que je pourrais développer de façon beaucoup plus large. On peut dire qu’il y a une tradition qui remonte à Aristote qui fait reposer le fonctionnement de ce qu’on appelle les figures de rhétorique sur l’analogie et sur le reploiement ou le dépliement ( tantôt l’un tantôt l’autre ) entre l’analogie et l’identité. Le premier point que je voudrais faire remarquer, c’est que ça n’est pas du tout la seule approche possible de la rhétorique. Il n’est pas du tout obligatoire de considérer que le sens propre soit premier et le sens figuré soit second. Rousseau avait soutenu avec force la thèse inverse. Selon lui, le sens figuré est premier. Il n’est pas le lieu ici de déployer ce que cela veut dire, mais cela veut dire que le mécanisme de l’analogie n’est plus le mécanisme central du fonctionnement de la langue. La deuxième remarque que je ferai, c’est que bien entendu dès que le pouvoir transforme en instrument une dimension du langage, le langage change de position. On ne peut pas mettre sur pied d’égalité la métaphore et la métonymie par exemple comme lois de la chaîne signifiante dans l’inconscient, ou comme lois de fonctionnement du langage politique ou comme instruments de la prise ou de l’exercice du pouvoir. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est peut-être la rançon du succès pour ceux qui ont étudié le langage avec précision, je pense aux linguistes, c’est que les hommes de pouvoir ou du moins leur personnel ont compris quelque chose. Ils ont compris que le langage c’est aussi une machine avec des rouages, et si c’est une machine avec des rouages, c’est comme toutes les machines, on peut s’en servir. Et c’est ce que l’on voit aujourd’hui, cela peut être le pouvoir économique, la publicité fonctionne sur des ressorts que les linguistes ont mis au jour depuis maintenant un siècle à peu près, on a beaucoup parlé du story telling; le story telling est une notion qui a été développée par un linguiste que je connais très bien, qui s’appelle George Lakoff, et qui explique comment deux ou trois mots mis, je ne dirai pas de façon aléatoire, mais dispersés dans un texte sont le noyau d’une narration. Quel est le story telling, quelle est l’histoire que raconte pour un candidat les mots que sa campagne emploie ? Lors de la prochaine campagne présidentielle, vous vous poserez la question du storytelling que mettra en oeuvre chaque candidat. Mais ce que je vous fais remarquer, c’est que cette expertise de technicien du storytelling repose sur des mécanismes qui sont les mécanismes effectivement à l’œuvre dans le langage. S’il s’est passé quelque chose, je dirais que c’est cela. C’est que la toute-puissance de la technique, pour reprendre un terme de Heidegger, la toute-puissance de la technique ne s’arrête pas là où le langage commence. La toute-puissance de la technique continue à l’intérieur du langage.
De la même manière – je le signale, je crois, dans ce livre -, pendant une vingtaine de siècles, on a été convaincu que le pouvoir politique ne pouvait rien sur la langue. Que le pouvoir politique s’arrêtait là où la langue commençait. Or, nous avons fait l’expérience que cela n’est pas vrai. Nous en avons fait l’expérience de deux manières totalement opposées. Le pouvoir nazi et de façon générale, ce qu’on appelle les pouvoirs totalitaires, ce qui les caractérise comme totalitaires, c’est que la langue est incluse dans ce pouvoir. Comme le dit Alexander Watt, pour chaque mot, pour chaque phrase, le parti s’introduit en tiers entre celui qui parle ou écrit et ce qu’il parle ou écrit. On n’est jamais en relation, en quelque sorte intime, avec son propre parler. Il y a toujours un tiers, de la même manière qu’il y a toujours un tiers entre deux interlocuteurs. L’idée que Wittgenstein a très longuement décrite, à savoir qu’il n’y a pas de langue privée, est en fait une manière de thématiser cette dimension, qui est nouvellement apparue au XXème siècle. Elle existait aux yeux de Wittgenstein très certainement depuis toujours, mais elle est apparue au XXe siècle. Quand Lacan dit que l’inconscient est structuré comme un langage, j’ai fait remarquer à plusieurs reprises que cela veut dire très précisément qu’il existe au moins un langage privé. Au moins un. Il y a de ce point de vue-là une opposition diamétrale entre la position de Lacan et la position de Wittgenstein, et je dirai que cela va de pair avec ce qui me paraît un axiome fondamental de la psychanalyse, qui est aussi un axiome éthique : aussi loin qu’aille le pouvoir, aussi loin qu’aille le pouvoir moderne, aussi loin qu’aille le pouvoir de la technique, il y a un lieu où ce pouvoir ne s’exercera pas ou peut, du moins, ne pas s’exercer. Ce lieu, c’est ce qui est structuré comme un langage. Donc la langue elle-même ou plutôt lalangue en un seul mot. Toute la langue ne peut pas échapper au pouvoir. Mais cela ne veut pas dire que toute la langue sera traversée par le pouvoir. Ce qui s’est passé aujourd’hui, c’est que par rapport à la certitude qui a duré pendant vingt siècles et qui était que rien de la langue en deux mots ne pouvait être touché par le pouvoir politique, nous avons fait l’expérience que beaucoup de la langue peut être touché par le pouvoir politique. Ce qui ne veut pas dire que tout de la langue puisse être touché par le pouvoir politique. Ce pas tout de la langue en deux mots dessine le lieu de lalangue en un seul. Quand je dis pouvoir politique, je devrais dire pouvoir en général et y inclure ce que Heidegger appelle la toute-puissance de la technique.
Autrement dit bien entendu la technique dans sa toute-puissance peut s’emparer de la langue, mais elle ne peut pas s’emparer de tout dans la langue. Il est possible, je ne fais pas de prédiction, que ce qui échappe à la toute-puissance de la technique dans la langue s’amincisse au fil du temps mais l’hypothèse que je fais, je répète, c’est une hypothèse qui est à la fois une hypothèse empirique et une hypothèse éthique, c’est que même si cela s’amincit, cela ne s’anéantira pas. De ce point de vue, effectivement, je souhaiterais, j’espère qu’on puisse lire dans ce que j’ai essayé de faire un appel lancé à mes lecteurs : eux qui sont par définition des êtres parlants, qu’ils observent au plus près cette part éventuellement infinitésimale, mais qui ne s’anéantit pas, de ce qui n’est pas accessible à quelque pouvoir que ce soit, politique, technique ou autre.
Question
Vos exemples sont très, très convaincants, ça on ne peut pas le nier. Mais du coup cela m’a rendu beaucoup plus actuelle la pensée et les écrits de Jean Paulhan sur la Terreur, dans Le cœur de la lettre. Effectivement il remet en question cette idée, il n’emploie pas le terme d’analogie, cette analogie obscure, en tout cas ce tour de passe-passe peut aussi bien se retrouver dans n’importe quelle phrase convenue ou lieu commun, donc c’est une attention de chaque instant qu’il nous est demandée d’avoir pas seulement par rapport aux formules qui sont entrées dans le discours politique pour la gloire de ceux qui s’en servent.
Jean-Claude Milner
Je suis d’accord avec vous. Notamment le repliement de l’analogie sur l’identité est quelque chose qui guette à tout instant. Et effectivement la plupart des clichés, vous avez raison de rappeler ce terme, la plupart des clichés reposent sur cette confusion. Oui, la vigilance permanente, on peut toujours en parler, c’est impossible. Mais les flashs de vigilance, les flashs de retour sur ce que l’on vient d’entendre, sur ce qu’on a dit, c’est quelque chose qui, je crois, est possible. On peut faire en sorte que les flashs soient le plus fréquent possible. Donc je crois que je suis d’accord avec vous.
Question
Je voudrais revenir aussi sur cette question de l’identité et de l’analogie et ce que ça fait de celui à qui c’est dit et de celui qui l’entend, en reprenant l’exemple du karcher par exemple. Parce ce qui me trouble c’est que j’ai le sentiment que quand c’est fait, on sait que cela est fait, on sait ce qui est fait. Je ne sais pas exactement à quel niveau mais on s’en doute bien et en fait je pense, comme le dit monsieur, on le sait. Et ce que je trouve extrêmement violent c’est qu’en fait, l’autre, celui qui dit cette phrase oblige donc soit à se taire c’est-à-dire à faire comme si on n’avait rien entendu, soit la seule autre position c’est de se retourner contre lui et de lui dire : j’ai bien entendu ce que vous avez dit : en fait vous avez dit ça. Et ce qui est extrêmement violent et très manipulateur c’est que du coup ça déplace le champ justement du pouvoir et de la violence et ça oblige celui à qui cela a été dit, notamment nous massivement à travers la télévision, à se retourner contre l’autre.
Jean-Claude Milner
C’est vrai. C’est tout à fait vrai. Dans l’exemple historique, si j’ose dire, du karcher, Nicolas Sarkozy répondait à l’attente de la personne qui lui avait posé la question. Donc c’est d’un certain point de vue plus pervers encore que l’on ne le disait, puisqu’il allait en quelque sorte au-devant de, pour reprendre le terme lacanien, il répondait à la demande, mais il allait au-delà. D’une manière perverse il répondait au désir qui était au-delà de la demande, et qui était tout simplement un désir d’extermination, disons les choses comme elles sont; il s’exprimera sous des formes où le mot extermination n’apparaîtra jamais, bien entendu. En l’occurrence cela veut dire que la personne à qui c’est adressé, bien loin de se dresser contre ce qu’elle a entendu va en quelque sorte, comme on dit dans les Évangiles, le passer et le repasser dans son cœur. C’est ce que raconte l’Évangile de Luc quand Marie accueille les bergers dans la crèche. Il se passe quelque chose comme ça. La dame en question a dû tenir cette parole de Sarkozy comme un enfant Jésus, la presser contre son cœur. Pour en revenir à ce que vous dites, je suis moins confiant que vous dans les vertus de la confrontation directe. Je ne dis pas qu’elle n’a pas de vertu, mais je suis moins confiant sur l’étendue et l’irremplaçable de ces vertus. Je lisais récemment le journal d’Hannah Arendt; elle parle de la langue d’Ésope au sens où je la commente. Et elle dit qu’à l’avenir la langue d’Ésope ne suffira pas. Autrement dit il est vrai que quelque chose a changé, à savoir que deux choses se sont produites, en vérité; d’une part l’institution de la censure a disparu dans l’espace de l’Atlantique Nord; cela ne veut pas dire que la réalité de la censure a disparu, mais l’institution de la censure a disparu. Au XIXème siècle, on peut dire que dans certains pays, l’Angleterre et, dans une certaine mesure, la France, on a découvert pour la première fois pratiquement de l’histoire, la liberté de l’expression écrite. Cela a changé radicalement le rapport à l’écriture parce que le rapport à l’écriture avait toujours été déterminé par le fait qu’il n’y avait pas de liberté de l’expression écrite. Je pense qu’on ne mesure pas l’effet de tremblement de terre que cela a produit, y compris sur les écrivains eux-mêmes, pas simplement les écrivains politiques, mais sur les écrivains au sens le plus large du terme, rencontrer cette nouvelle réalité sociale qu’est l’absence de censure institutionnelle. Quel est l’art d’écrire quand il n’y a plus de censure institutionnelle alors que l’art d’écrire (c’est en tout cas ce que Léo Strauss a essayé de développer, et on peut admettre qu’il n’a pas tout inventé) l’art d’écrire était déterminé par l’existence d’une censure institutionnelle et la possibilité qu’en écrivant quelques mots, on pouvait finir en prison, sur l’échafaud, sur le bûcher. En Grande-Bretagne, en France, en Europe, en Amérique, cette situation a aujourd’hui disparu. Ça c’est une première chose. La deuxième chose, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure : notamment quand la censure institutionnelle existait, elle avait donné la preuve que le pouvoir politique et le pouvoir en général ne pouvait pas aller au-delà de la langue elle-même, ne pouvait pas entrer dans la langue. Autrement dit ne pouvait pas changer la langue. C’est cela qui permettait l’art d’écrire sous la persécution. La langue était suffisamment immune à l’égard de la persécution pour la contourner, jouer avec elle, faire entendre une chose sans la dire, etc., tout ce qui a été évoqué sous la forme de l’art d’écrire par Léo Strauss, mais aussi par d’autres avant lui. Sous le nom de langue d’Ésope notamment, on a catalogué une série de pratiques qui permettaient aux écrivains de l’époque du tsarisme de faire circuler un certain nombre d’informations sans être expédiés en Sibérie (puisque c’était cela le risque encouru). Donc la disparition de la censure institutionnelle a peu à peu fait apparaître une fragilité de la langue; on croyait en l’existence d’une zone intérieure de la langue, qui aurait été absolument immunisée contre la pénétration des mécanismes de pouvoir; or, cette conviction-là a été battue en brèche. Non pas dans les régimes totalitaires, mais dans les démocraties. Hannah Arendt a raison, dans une situation de ce genre, la langue d’Ésope ne suffit plus. Mais est-ce que ça veut dire que la seule ressource que nous ayons soit la confrontation directe ? Je n’en suis pas sûr. Je préfère dire que c’est un champ d’invention, pour le moment. Je ne suis pas du tout sûr que je sois capable d’inventer des formes, mais c’est la situation du moment : la confrontation directe est possible, toujours possible, mais pas forcément nécessaire, pas forcément la seule possibilité. A l’oral, bien entendu, la question se pose différemment, mais là je pensais à l’écrit.
Non question
Je vais essayer de trouver la formule interrogative que vous attendez. J’ai visité il y a quelques jours au Musée des cultures de Bâle une exposition consacrée à l’opium. C’est une exposition en neuf stations et à la sixième station intitulée lumière, soulagement, vénération est rapporté l’élément suivant : « actuellement en Afghanistan, le grand producteur d’opium illégal pour le marché mondial, aussi bien les avocats que les adversaires de la culture de l’opium se réfèrent au Coran et aux Écritures saintes de l’Islam. Les représentants de la mystique islamiste prennent de l’opium pour atteindre la relation ardemment désirée avec le Divin. » A la fin de l’exposition figure sur un mur appelé ‘Wall of Fame’ une liste de cinquante-quatre personnes qui sont dénoncées nommément comme étant des consommateurs d’opium. Cette dénonciation m’a beaucoup impressionné.
Jean-Claude Milner
Sur le premier point, l’opium en soi, historiquement, fait question. Par exemple, je l’évoque, l’opium, en Grande-Bretagne, était considéré comme un antalgique; consommer de l’opium était une médication, qui pouvait comme toute médication conduire à des abus, mais au départ c’est une médication. En France, et à partir de la France, dans toute l’Europe continentale, l’opium, c’est une drogue hallucinogène. Ça n’est pas une médication. Il y a une très grande différence de perception entre l’approche britannique de l’opium au XIXème siècle et l’approche française de l’opium au XIXème siècle. L’opium entre médication et antidouleur et l’opium en tant que producteur d’illusion, cela n’est pas la même chose. Balzac a joué un très grand rôle dans cette affaire; ce qu’il retient, c’est uniquement la machine d’illusions. Baudelaire, dans les Paradis artificiels, part d’une lecture de Thomas de Quincey; or, il ne se pose pas la question d’un usage médical de l’opium. Donc il y a déjà une première dichotomie. On ne peut pas non plus faire l’impasse sur le fait que l’opium est un élément intérieur à toute une série de cultures qui méritent la plus grande considération. Mais ce que je subodore dans votre non-question, c’est la relation entre religion et opium. Vous exposez justement ce que je fais apparaître dans le texte de Marx : l’opium, y compris dans les civilisations où il occupe une place reconnue, ne devrait pas être destiné au peuple. Il devrait être destiné, et il l’est dans beaucoup de cas, aux docteurs de la loi, aux érudits, aux artistes, etc. Dès que l’opium devient une consommation pour le peuple, il est en quelque sorte détourné de son usage. Le fait que par exemple en Iran l’opium soit largement consommé chez les religieux va de pair avec le fait que les religieux représentent une des couches dominantes supérieures de la société. Deuxième élément dans votre non question, c’est la dénonciation, en tout cas la liste. Ça prouve bien qu’en Suisse, puisque c’est en Suisse, il y a des choses qui ne se font pas. Soyons plus précis. Qu’est-ce qu’on reproche à l’opium ? C’est que ceux qui consomment de l’opium cessent d’être producteurs de plus-value. La grande vertu de l’opium, c’est sa vertu dormitive, si j’ose dire. L’expression vient de Molière. Les gens qui dorment, ils peuvent rêver, ils peuvent produire des œuvres d’imagination, ils peuvent produire des œuvres d’art, mais ils ne peuvent pas produire de plus-value. Là encore on en revient à la possibilité marginale que l’opium soit consommé par des artistes mais pas par le peuple, pas par l’ensemble des producteurs de plus-value. Reprenons le marxisme basique : le danger de l’opium se résume au fait qu’il retire de la production de plus-value ceux qui justement n’ont d’autre utilité sociale que de produire de la plus value. Je serai assez disposé à considérer que les cris d’orfraie que l’on pousse à l’égard du cannabis, de la marijuana sont très exactement de cet ordre. Pour la cocaïne et pour l’héroïne c’est autre chose : il ne s’agit pas seulement de la productivité, mais de la durée de vie. Si les Suisses dénoncent si fort l’opium, parce que cela ne permet pas un exercice accéléré du pouvoir. Il faut penser que la production de plus-value leur importe.
Question
J’avais une question sur votre texte sur Lacan. C’est vraiment l’exemple de On n’y comprend rien quand on lit ce texte, autant les autres textes on peut se raconter quelque chose quand on lit les fragments, même si on ne voit pas en effet cette confusion entre identité et analogie, là c’est vraiment On n’y comprend rien. Vous avez amené tout un tas d’éléments là-dessus…
Jean-Claude Milner
Est-ce qu’on n’y comprend rien après que j’ai expliqué ou avant ?
Question
Après que vous ayez expliqué. On dit : oui pourquoi pas.
Il y a plein de références culturelles que je n’ai pas mais oui, pourquoi pas.
Ma question est : pourquoi est-ce que cela a été écrit ce texte finalement ? Je me suis demandé si cela n’était pas finalement une plaisanterie à usage privé, un peu comme vous dans votre texte qui nous parlez des nanites culturelles, on est allé chercher sur internet, c’est amusant. Et finalement, quelle est la fonction d’un tel post-scriptum ? Est-ce que c’est pour l’auteur ? Est-ce que c’est pour le public ?
Jean-Claude Milner
Mon hypothèse, je ne peux former qu’une hypothèse, part d’un constat : ce texte se présente comme un post-scriptum. Il est très précisément daté, le lieu où il est écrit est très précisément indiqué. Si l’on prend le texte en lui-même, un certain nombre de points de repère donnent à penser que ce dont il est question, c’est de ce qui advient en France à ce moment-là, autour d’une part de Charles de Gaulle, et d’autre part de Coco, à savoir le parti communiste. Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? La fin du gaullisme, le début du gauchisme et donc l’émergence d’une mise en cause de la légitimité du parti communiste dans son rapport à la révolution. Cette légitimité n’avait jamais été mise en cause à ce degré avant 68; on ne peut pas faire l’impasse, me semble-t-il, sur le fait que la fille de Jacques Lacan, le gendre de Jacques Lacan, faisaient partie d’une organisation gauchiste, précisément au moment où ce texte est écrit. Tous deux avaient été très vivement mis en cause, dans les universités où ils étaient en poste, par les représentants du parti communiste. Cela répond en partie à une partie de votre question, mais il y a plus à dire. Pourquoi écrire ce texte à ce moment-là ? Parce qu’à ce moment-là Jacques Lacan a été convaincu que quelque chose de l’ordre d’un déplacement des discours s’était produit en 68; de là la théorie des quatre discours et de leurs permutations. Un des signes empiriques de ce déplacement, c’était la perte d’évidence des deux forces politiques qui avaient précédemment joui d’une évidence que même leurs adversaires leur concédaient; le gaullisme et le parti communiste. Pourquoi cela importe-t-il à Lacan, non pas parce que la politique en elle-même lui semble décisive, non pas parce qu’il considère qu’il a à intervenir en politique, mais parce qu’il considère que la politique et notamment en France peut, en certaines circonstances, jouer le rôle de malaise, au sens où Freud parle de malaise dans la civilisation. Lacan souligne toujours que Freud n’écrit pas symptôme, mais bien malaise. Si vous regardez le texte de Freud, les éléments, les indices de ce malaise sont, soit directement, soit indirectement, liés à la politique. De la même manière, Lacan considère que la psychanalyse ne peut jamais être indifférente à aucun déplacement dans les discours, ne serait-ce que parce que toute permutation dans un discours affecte tous les autres. Puisque les marqueurs les plus évidents de ces déplacements se trouvent du côté de la perte d’évidence de certains, appelons-les signifiants pour aller vite, politiques, le signifiant De Gaulle et le signifiant communiste, il a à en parler. Mais il considérait que la psychanalyse n’avait pas à parler directement de ces choses; même quand elle suspendait son indifférence à la politique, elle n’avait pas à s’exprimer directement, sous peine de tomber du côté du pire : donner des directives. En revanche, elle pouvait s’exprimer indirectement. Lacan l’a fait à plusieurs reprises; si vous le lisez attentivement, il y a un certain nombre de textes où il parle par exemple du pétainisme qu’il réfère à l’infantilisation. Il parle du nazisme, sous la forme d’une énigme, dont il pense que le marxisme ne l’a pas résolue et que seule la psychanalyse pourrait la résoudre. Il parle très directement des camps d’extermination. A la fin de L’Etourdit, il parle obliquement et à distance de situation française du moment.
Un dernier élément, c’est L’Etourdit. Dans ce texte, Lacan commence à dresser ce qu’on pourrait appeler une sorte de début de bilan de son intervention dans la psychanalyse par rapport à ce que la psychanalyse avait été entre les mains de Freud. Pour la première fois il introduit la possibilité qu’il y ait, entre l’héritage direct de Freud et sa propre intervention, un déplacement. Ce déplacement, là encore, il l’exprime de manière oblique en disant j’ai « fait jardin à la française » de quelque chose qui se présentait comme une jungle. Il évoque d’ailleurs la jungle, la figure de l’orang-outang, les thématiques darwiniennes chez Freud, et en gros ce qu’on peut appeler le goût de Freud pour le sauvage et le primitif. Lacan a « fait jardin à la française ». Entendez bien à la française, c’est important; c’est là que se noue le lien qui unit L’Etourdit à son post-scriptum. Au moment où les deux piliers de la vie politique française qui avaient été le gaullisme et le communisme perdent de leur évidence, Lacan laisse entendre qu’il est temps, pour lui, de se poser la question de ce qu’il a fait, la nature de son intervention et du déplacement que lui-même a pu opérer dans la psychanalyse freudienne, puisque pour lui la psychanalyse n’est que freudienne.
Mais de cela, là encore, il ne veut pas parler de manière directe. On ne peut le comprendre qu’en mettant en rapport un passage de l’intérieur du texte de L’Etourdit et cet additif qui est au sens strict un post-scriptum en tous les sens du mot. Pour interpréter ce post-scriptum, il faut le rapporter au fameux nachträglich de Freud. C’est un post-scriptum qui transforme l’écrit lui-même.
Je crois que je vous ai donné suffisamment d’éléments de réponse par rapport à votre question; j’y ajoute un complément. Lacan sait qu’il est considéré comme un écrivain obscur, un Gôngora de la psychanalyse, quelqu’un qui joue avec les mots. A quoi il rétorquera dans Télévision, entretien qu’il avait accordé à Jacques-Alain Miller, que son style est cristallin. Cristallin, ça veut dire qu’il joue sur le cristal de la langue, et que le cristal de la langue ce sont les différentes facettes que chaque mot peut représenter, soit les facettes de son sens soit les facettes de sa forme phonique. L’écriture de Lacan (je préfère parler d’écriture que de style) utilise les différentes facettes du cristal qui est le cristal de la langue et qui présente en fait un nombre de facettes infini. Cela veut dire que la puissance du cristal est une puissance elle-même infinie.
Or, j’affirme que le post-scriptum, à la différence de L’Etourdit, est un jeu. J’imagine que Lacan a lancé son gant à la face de ses lecteurs : on prétend que j’écris par énigmes et, comme on disait autrefois, par logogriphes, eh bien je vais vous montrer ce qui se passe quand j’écris par énigmes et en logogriphes. Et il écrit un texte d’une vingtaine de lignes qui est effectivement un logogriphe où tout doit être démonté, de manière ludique. Ainsi peut-on constater que le texte antérieur, à savoir L’Etourdit, n’est pas écrit comme cela. Par ce détour, on expérimente ce qu’est véritablement l’écriture cristalline. Elle ne fait pas énigme, mais éveille l’attention. Oui, le post-scriptum est une plaisanterie, qui invite, par ses énigmes et logogriphes, à revenir vers le texte qu’il suit et qui n’est pas une plaisanterie.
Transcription par Pierre Doumergue.
Texte relu par Jean-Claude Milner.